Carla Del Ponte, le 1er mars, lors d’une conférence de presse de la Commission d’enquête de l’ONU sur la Syrie. / Martial Trezzini / AP

C’est avec son habituel franc-parler que Carla Del Ponte a annoncé, dimanche 6 août, qu’elle allait démissionner de la commission d’enquête des Nations unies sur la Syrie, qu’elle avait rejointe en 2012. « Je ne peux plus être dans cette commission qui ne fait absolument rien », a-t-elle fait savoir lors d’un entretien au journal suisse Blick. Dans une interview pour France Culture, elle a souligné l’inaction de l’institution, « qui n’a plus de sens. (…) Chaque six mois, on fait un rapport au Conseil des droits de l’homme. Chaque six mois, on demande justice pour les victimes. Rien ne se passe ». Déplorant l’impuissance de cet organe de l’ONU face aux veto russe et chinois au Conseil de sécurité, la magistrate de 70 ans reproche à ses membres « de ne pas vouloir établir la justice ».

Alors que les chefs d’Etat font pour la plupart preuve de prudence lorsqu’ils abordent le cas de Bachar Al-Assad, elle, ne mâche pas ses mots. Pragmatique, elle considère, dans un rapport rendu à Genève en septembre 2015, que les négociations avec le président syrien sont nécessaires pour aboutir à la paix, mais qu’ensuite la justice devra passer, que Bachar Al-Assad reste au pouvoir ou non. Mais elle fustige toutes les parties, affirmant que « tous sont du côté du mal. (…) L’opposition n’est désormais composée que d’extrémistes et de terroristes ».

De Cosa Nostra à Slobodan Milosevic

« Missile non guidé », « nouvelle Gestapo », les surnoms attribués à Carla Del Ponte par les cibles de ses enquêtes sont le reflet de la hargne avec laquelle elle a cherché à les traduire en justice. Ses premiers ennemis, elle se les fait dans les années 1970, quand elle participe au démantèlement d’un trafic d’héroïne, la « Pizza Connection », dont la drogue passait de Turquie en Italie avant d’être revendue dans des pizzerias new-yorkaises tenues par des Siciliens.

Connue pour son opiniâtreté, elle s’est frottée à Cosa Nostra et réchappe d’un attentat en 1988, alors qu’elle rend visite à son ami Giovanni Falcone. Une bombe avait été placée dans la résidence du juge italien. La Mafia parviendra quatre ans plus tard à tuer le magistrat dans une explosion spectaculaire à Palerme (Sicile). Cet illustre allié dans le combat contre le crime organisé disait d’elle qu’elle était « la personnification de l’entêtement ».

Dans les années 1990, nommée à la tête du parquet fédéral suisse, elle enquête sur les mécanismes de blanchiment d’argent dans les banques helvétiques, notamment par la mafia russe et les cartels de drogue colombiens.

Mais le tour de force de Carla Del Ponte reste le procès de Slobodan Milosevic, premier chef d’Etat à comparaître devant la Cour pénale internationale. A la tête du Tribunal pénal international (TPI) pour l’ex-Yougoslavie de 1999 à 2007, elle traque les responsables des exactions. L’ex-leader serbe, accusé de crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Kosovo, est mort en prison avant que le tribunal ne rende son jugement.

Les tensions avec le pouvoir rwandais

Nommée simultanément au TPI pour le Rwanda, elle en sera finalement écartée par un vote unanime du Conseil de sécurité des Nations unies, craignant, officiellement, qu’elle ne parvienne a mener les deux missions de front. Carla Del Ponte enquêtait sur le génocide, qui fit, selon les estimations de l’ONU, huit cent mille morts entre avril et juillet 1994. Elle souhaitait notamment faire la lumière sur les actes de vengeance commis par des membres du Front patriotique rwandais (FPR), à dominante tutsie, aujourd’hui au pouvoir à Kigali.

S’en est ensuivi un conflit entre la procureure et le président du pays, Paul Kagame, opposé à toute mise en cause de son parti. Après avoir quitté la ville d’Arusha, en Tanzanie, où est établi le TPI pour le Rwanda, elle a accusé le pouvoir rwandais d’avoir freiné ses investigations.

Cette petite femme impulsive fait peu de cas des conventions et du politiquement correct. Alors ambassadrice en Argentine, elle publie un ouvrage, La Traque, les criminels de guerre et moi (Héloïse d’Ormesson, 2008), dans lequel elle met au jour un trafic d’organes mis en place par la guérilla de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) et organisé notamment par Hashim Thaçi, actuel président du Kosovo.

Un « monde de l’ombre »

Les victimes, issues des minorités rom ou serbe, étaient séquestrées dans des « maisons jaunes ». Des chirurgiens leur prélevaient successivement des organes. Puis elles étaient à nouveau enfermées, et maintenues en vie, jusqu’à l’opération suivante. Une révélation qui lui a valu de vives tensions avec le ministère des affaires étrangères suisse, et les rires moqueurs de politiques de premier plan. Le livre lève également le voile sur un « monde de l’ombre », selon ses termes, dans lequel des personnalités politiques — dont l’ex-secrétaire général de l’ONU Kofi Annan — s’immisceraient dans les affaires. Mais pour la magistrate, pour traquer les criminels de guerre, il faut « ignorer critiques et menaces ».

La procureure ne fait à l’évidence pas l’unanimité. A plusieurs reprises, ses déclarations ont été vivement critiquées, notamment par ses pairs. S’agissant du conflit syrien notamment, elle avait jugé, en février 2016, que « l’intervention de la Russie était une bonne chose. […] Mais ils font trop peu de distinctions entre les terroristes et les autres ». Deux ans plus tôt, elle avait accusé les rebelles d’avoir utilisé du gaz sarin, propos que la Commission a ensuite désavoués.

Dans une interview au site Swissinfo, en 2011, après avoir quitté Buenos Aires, elle se réjouissait de retrouver les tribunaux internationaux, et se remémorait ses rares moments de doute. « Ça m’est aussi arrivé de dire à mes collaborateurs : “Cette fois, c’est fini. Le mur du silence est décidément trop épais, je n’y arriverai jamais.” Mais au fond de moi, je n’y croyais pas. »

Les ingérences auront-elles eu raison de son obstination ? Pour cette éternelle révoltée, sa démission est une ultime tentative de pression sur le Conseil de sécurité alors que la commission d’enquête des Nations unies n’a encore jamais obtenu l’autorisation de Damas de se rendre sur son territoire.