L’avis du « Monde » – à voir

On n’avait pas vu de film de Johnnie To sur les écrans français depuis La Vie sans principe, en 2012. Ce qui ne veut pas dire que le maître du cinéma de Hongkong soit resté inactif, mais que les distributeurs ne s’intéressent plus beaucoup à son abondante production. Entre La Vie sans principe et Office, présenté en compétition à Venise en 2015, l’auteur de The Mission ­a réalisé quatre longs-métrages. Grâces soient donc rendues à Carlotta Films, qui propose aujour­d’hui ­de découvrir ce film étrange et gracieux, qui recombine de manière inédite les éléments du cinéma de Johnnie To.

A ceux qui attendaient un film de gendarmes et de voleurs, il faut annoncer qu’il s’agira cette fois de patrons et de banquiers. Quant aux amoureux des rues sombres de Hongkong, creusées entre d’interminables blocs d’immeubles, ils devront se faire à la lumière aveuglante des salles de conseil d’administration et aux éclairages suggestifs des hôtels de luxe. Comme pour mieux déconcerter, cette chronique du capitalisme au XXIe siècle sera une comédie musicale qui peut également se voir en relief.

Métaphores chorégraphiques

Tout cela n’est pas aussi aberrant qu’il y paraît. Les plans-séquences virtuoses de Johnnie To, ceux qui suivaient la course folle des braqueurs à travers les rues, ont souvent appelé des métaphores chorégraphiques. Dans Office, la caméra danse toujours. Cette fois, les personnages s’y sont mis aussi. Quant à l’étude des mœurs entrepreneuriales, elle a toujours été au cœur des intrigues du cinéaste. Ici, il ne s’agit plus de lutter pour le contrôle d’une triade mais d’une multinationale.

Tiré d’une pièce de théâtre écrite par l’actrice taïwanaise Sylvia Chang, Office se situe dans le temps à la veille de la faillite de ­Lehman Brothers et dans l’espace à Hongkong, mais un Hongkong théorique, figuré par des décors étonnants. William Chang (collaborateur régulier de Wong Kar-wai) a imaginé des espaces délimités par de grandes barres lumineuses, sans cloisons. Soit une version éblouissante des espaces suggérés du Dogville, de Lars von Trier, si l’on veut.

Dans ce métro bondé, dans cet immeuble vertigineux, que domine une énorme horloge (parce qu’il n’y a qu’une chose qui n’a pas changé depuis qu’Harold Lloyd se suspendait aux aiguilles des pendules de Los Angeles, c’est la valeur du temps), trois couples se débattent, comme dans une comédie hollywoodienne classique.

Ce qui commence comme un imbroglio sentimental vire bientôt à la « nuit des longs couteaux »

On est à la veille de l’introduction en Bourse de la compagnie Jones and Sunn. Le fondateur, propriétaire et directeur, M. Ho Chun Ping (Chow Yun-Fat) a promis à la directrice, Winnie Wang (Sylvia Wang), qui fut longtemps sa maîtresse, une bonne part des actions, si l’opération est un succès.

Pendant ce temps, David (Eason Chan), le protégé de Mme Wang, s’essaie au délit d’initié, profitant de l’affection sans retour que lui témoigne Sophie (Wei Tang, vue dans Lust, Caution, d’Ang Lee) pour trafiquer la comptabilité. Et, puisque l’on est dans un marivaudage, on aura besoin de deux jeunes gens en apparence encore innocents. A peine sorti de sa business school, Lee Xiang (Ziyi Wang) entame une ascension fulgurante pour mieux séduire la belle Kat (Yueting Lang), embauchée en même temps que lui.

Ce qui commence comme un imbroglio sentimental, entrecoupé de numéros musicaux (et les chansons ne sont pas exactement le point fort du film), vire bientôt à la « nuit des longs couteaux ». Les lumières multicolores, les chorégraphies dynamiques ne sont que des mensonges. Les mots qu’énoncent ou chantent les personnages sont des leurres.

Des idées prodigieuses

Il n’y a pas de différence entre l’escroc qui profite d’informations confidentielles pour jouer en Bourse et le jeune homme ­enthousiaste qui laisse échapper par amour une autre information confidentielle. L’un le fait déli­bérément, l’autre par inadvertance : le résultat est le même. Les corps que mettent en mouvement les chorégraphies ne sont rien d’autre que les pièces d’une mécanique. Horloger critique, ­Johnnie To fait tourner ces engrenages à découvert.

Finalement, ces décors transparents apparaissent comme un écorché de l’entreprise, permettant de suivre la circulation des informations, vraies ou fausses, qui font monter et descendre la valeur des choses et des gens. On aurait aimé que l’interprétation et la musique soient à la hauteur de ces idées prodigieuses. Ce n’est pas tout à fait le cas, et il arrive que – malgré l’élégance irréfutable de la mise en scène – Office soit pris d’une certaine raideur, qui em­pêche l’accomplissement du chef-d’œuvre qu’annonçaient les premières séquences.

Office de Johnnie To : bande-annonce

Film chinois (Hongkong) de Johnnie To. Avec Sylvia Wang, Chow Yun-Fat, Wei Tang (1 h 59). Sur le Web : carlottavod.com/office