Pour Kitano, 1997 est une année très française. Au printemps, Kids Return, son sixième long-métrage en ­­tant que réalisateur, sort en salle, ­accom­pagné par une critique lou­angeuse. A l’automne, son film suivant, Hana-bi, remporte le Lion d’or à Venise avant de devenir l’un des succès surprise de la saison. Takeshi Kitano, vedette de la télévision japonaise, acteur, comique de scène, cinéaste jusqu’ici inexportable (Sonatine, présenté en 1993 à Un certain regard à Cannes, a dû attendre trois ans avant d’être montré au public français), est devenu en quelques mois un maître du cinéma mondial.

Deux ans plus tard, en 1999, L’Eté de Kikujiro concourt pour la Palme d’or avant de déplacer les foules cinéphiles en octobre. Entre-temps, portraits écrits ou filmés (André ­S. Labarthe lui a consacré une des émissions de Cinéastes de notre temps) ont fait en sorte que nul n’est plus censé ignorer le parcours du mauvais élève devenu amuseur public, du clown télévisuel méprisé par l’intelligentsia de son pays devenu artiste majeur dont les propos laconiques sont religieusement recueillis.

La suite du parcours de Kitano ne s’est pas maintenue à ces hauteurs. Ses films ne sont plus sys­tématiquement distribués en France (comme Ryuzo et les sept spadassins, sorti au Japon en 2015, resté inédit hors d’Asie). Quand ils le sont, il leur arrive de ne pas rencontrer le public, ou les faveurs de la critique (les deux Outrage). Au point de se demander parfois si Takeshi Kitano n’a pas été victime d’un excès d’honneurs.

Violence sardonique

La ressortie de Kids Return, de Hana-bi et de L’Eté de Kikujiro permet de répondre à cette question. En cette fin de XXe siècle, Kitano était un artiste au sommet de son art, travaillant sur un registre d’une étendue déconcertante.

Qui d’autre pouvait faire se succéder, d’un film à l’autre, la critique sociale acérée, la tristesse la plus noire et le burlesque mé­lancolique ? Qui d’autre pouvait, dans Hana-bi, pratiquer un moment la violence sardonique, toute proche de celle que Quentin Tarantino venait de mettre au goût du jour, tout en disséquant par le seul jeu de la mise en scène le mécanisme de la dépression ?

« Kids Return » est le seul à ne pas être interprété par Kitano, car sans doute le plus nourri de son expérience

On s’arrêtera un peu plus longtemps sur le premier et le moins vu de ces grands films, Kids Return. C’est le seul à ne pas être interprété par Kitano, c’est sans doute celui qui est le plus nourri de son expérience. Il commence par les retrouvailles de deux amis, Shinji (Masanobu Ando), qui livre des sacs de provisions à domicile, et Masaru (Ken Kaneko), qui traîne dans la rue. Le premier embarque le second sur le porte-bagages de sa bicyclette, les ramenant ainsi au temps où ils portaient l’uniforme quasi militaire des lycéens japonais. Kitano montre ces gosses d’abord comme des cancres incorrigibles, qui martyrisent aussi bien leurs professeurs que leurs condisciples, puis comme des apprentis. Pendant que Shinji est initié à la boxe dans une salle où l’on apprend aussi bien l’art du gauche-droite que la technique des coups de tête ou de coude à l’insu de l’arbitre, Masaru se met au service d’un yakusa du voisinage.

De gymnases minables en res­tau­­­rants dont on croit sentir l’odeur de graillon, Kitano filme l’autre côté de Tokyo. Il ne fait ­pas pour autant de ces bas-fonds un espace de liberté qu’il opposerait au monde des gens rangés. Bien au contraire, il choisit un personnage secondaire – un honnête élève forcé d’arrêter ses études pour gagner sa vie – pour ­en faire une espèce de témoin de la normalité : les échecs successifs ­du pauvre Hiroshi (Michisuke Kashi­waya) renvoient aux défaites de Shinji sur le ring, à l’expulsion de Masaru des rangs de la pègre.

Ironie à peine perceptible

Kitano dépeint une société tout entière fondée sur la défaite de l’immense majorité de ses membres. Ce pessimisme noir se traduit par une mise en scène moins virtuose que celle de Hana-bi ou Kikujiro. La sensation d’enfermement prédomine, qu’elle naisse des longs travellings dans les quartiers déprimants que Shinji parcourt en trottant pour s’entraîner ou des intérieurs médiocres dans lesquels les yakusas ourdissent leurs crimes minables.

Même l’humour, qui illumine d’éclairs burlesques et absurdes les deux films suivants, se fait plus retenu ; l’ironie est parfois à peine perceptible. Elle devient évidente lorsque l’on comprend que les seuls personnages qui sont parvenus à leurs fins sont les deux rigolos de la classe, ceux qui se sont lancés sans pudeur ni amour-propre dans une carrière de comiques de deuxième zone. Celle que Takeshi Kitano a embrassée avant de devenir un temps un maître du cinéma contemporain.

Takeshi Kitano - Chemins de traverse - Bande-annonce

Cycle « Kitano, chemins de traverse » : Kids Return (1996) ; Hana-bi (1997) ; L’Eté de Kikujiro (1999). Sur le Web : www.larabbia.com