La dessinatrice Babs Tarr a dessiné la série « Batgirl » en 2014 et 2015, et a notamment réalisé la couverture du numéro 52, qui est aussi celle du tome 3 de l’édition française. / DC Comics/Urban Comics

En juillet 2011, au Comic-Con international de San Diego (Californie), les responsables de l’une des deux principales maisons d’édition de bande dessinée américaine, DC Comics, tiennent une table ronde sur les nouvelles séries qu’ils lancent à la rentrée. Un fan s’avance vers le micro, et demande : « Pourquoi vous êtes passés de 12 % de femmes à 1 % dans vos équipes de création ? » L’éditeur, Dan DiDio, lui répond : « Qu’est-ce que ces chiffres veulent dire pour vous ? Qui devrions-nous embaucher ? Dites-le moi, qui devrions-nous embaucher ? »

Cette réaction est représentative d’une idée qui revient fréquemment dans l’industrie des comics américains, comme dans la bande dessinée franco-belge. Celle que, s’il y a une grande majorité d’hommes aux postes de création, c’est parce qu’il y a peu de femmes artistes ou scénaristes, ou qu’elles sont difficiles à trouver. Afin de déconstruire cette idée reçue, la société de production Milkfed, fondée par les scénaristes de comics Kelly Sue DeConnick (Bitch Planet, Captain Marvel) et Matt Fraction (Sex Criminal, Casanova), a créé l’événement #VisibleWomen, dont la plus récente édition a eu lieu lundi 7 août sur Twitter.

Constituer une base de données d’artistes

Le projet est destiné aux femmes et aux personnes non-binaires qui travaillent ou souhaitent travailler dans les comics. Un article sur le blog de Milkfed explique : « Tweetez des liens vers votre portfolio selon le format présenté ci-dessous, avec le mot-clé #VisibleWomen, le 7 août. Les objectifs de cette initiative sont d’augmenter la visibilité des femmes dans notre industrie, et de vous donner du travail»

Car si l’utilisation du mot-clé met en valeur le travail des créatrices, Milkfed l’utilise aussi pour constituer une base de données d’artistes « qui ne sont pas des hommes », disponible gratuitement « pour les professionnels de l’industrie des comics qui embauchent ». Les professionnels en question se montrent intéressés : Kelly Sue DeConnick a précisé au Monde que dix-neuf employeurs – « dont la plupart des éditeurs importants » – avaient contacté Milkfed après le 7 août pour recevoir la liste. Elle a par ailleurs donné quelques conseils légaux destinés aux personnes contactées, comme s’assurer d’être embauchée avec un contrat, et de faire relire celui-ci par un avocat.

La première édition de l’événement, en mars 2016, était improvisée. « Beaucoup de collègues qui voulaient embaucher des femmes me demandaient où ils pouvaient les trouver. J’étais sidérée à l’idée qu’ils ne sachent pas où chercher, raconte Kelly Sue DeConnick. Je n’avais rien prévu. C’était un dimanche et j’ai juste tweeté “Eh les amies, si vous voulez faire savoir que vous existez à l’industrie des comics, tweetez sur ce mot-clé”. J’ai essayé d’en relayer le plus possible, et le lundi le bureau a pris le relais. Et c’est là que nous avons eu l’idée d’en faire un tableau Excel pour les employeurs. »

Chez DC Comics et Marvel : 15 % de femmes

Au début, #VisibleWomen visait surtout les dessinatrices. Nouveauté de cette édition, Milkfed a ouvert les possibilités aux scénaristes, aux coloristes, aux personnes spécialisées dans la calligraphie et l’encrage. En somme, toutes les professions artistiques employées par les maisons d’édition, dans lesquelles les hommes blancs sont encore surreprésentés.

En mai, le pourcentage de femmes dans les équipes créatives de DC Comics et Marvel était d’environ 15 %, selon l’historien des comics Tim Hanley. Il tient le blog Strained Circumstances et réalise un travail mensuel de statistiques sur les femmes qui travaillent pour les deux principaux éditeurs. Tous les six mois, il s’intéresse aussi aux autres maisons d’édition de bande dessinée américaine. Boom ! Studios est l’éditeur qui embauche le plus de femmes, mais ses 39 % en mai n’atteignent pas encore la parité.

Le travail de Tim Hanley permet aussi de se rendre compte que les femmes sont surtout employées à des postes d’éditrice, ou d’assistante d’édition. Dans cette dernière catégorie, elles approchent les 50 % chez DC Comics, et les dépassent chez Marvel, avec 57,9 %. Mais elles sont bien moins présentes dans les postes de production, comme le dessin ou le scénario, où elles peinent à atteindre les 15 %. Sans compter que même les créatrices les plus connues se voient avant tout attribuer des séries avec un personnage féminin, comme G. Willow Wilson sur Ms. Marvel, ou Gail Simone et Babs Tarr sur Batgirl. En 2012, Becky Cloonan a été la première artiste à dessiner la série principale de Batman chez DC Comics, alors que les hommes travaillent sur tous les personnages, quel que soit leur genre.

Harcèlement en ligne

Et une fois embauchée, les femmes et les personnes non-binaires doivent souvent faire face au sexisme et à la transphobie de la part de leurs collègues ou des lecteurs. Ainsi, fin juillet, une employée de Marvel, Heather Antos, qui édite la série Gwenpool, a été massivement harcelée en ligne après avoir simplement tweeté une photographie d’elle et ses collègues de Marvel en train de siroter un milk-shake.

De nombreuses personnes ont protesté contre ce harcèlement, et le mouvement de soutien s’est même trouvé un nom, #MakeMineMilkshake, en référence au slogan « Make Mine Marvel » répandu dans les années 1960 et 1970. Son employeur, Marvel, mais aussi les concurrents de DC Comics, ont réagi avec des tweets de soutien.

Pour Kelly Sue DeConnick, le faible nombre de femmes dans le milieu n’est toutefois pas dû à une discrimination volontaire :

« L’industrie des comics tourne très vite, DC et Marvel publient des nouveaux numéros tous les mois. C’est difficile de faire confiance à de nouveaux talents dans ce contexte, et donc difficile de percer. Quand ils embauchent, ça fonctionne par recommandations : cet homme blanc parle de cet autre homme blanc avec lequel il a été à l’école, et le gars est bon, et voilà. Mais je ne crois pas que des gars disent “n’embauchons pas des femmes”. »

Elle évoque toutefois des « biais enracinés » : « Beaucoup d’hommes ont des idées préconçues sur le style des femmes. On m’a souvent parlé de “comics de femmes”, mais je lis et j’écris les mêmes qu’eux. Et le projet #VisibleWomen montre justement que toutes ces créatrices ont des styles très différents. »

Quatre jours de tweets sans interruption

Une liste de 250 artistes a été constituée à partir des réponses que le mot-clé a reçues, le 7 août, entre 9 heures et 16 heures (heures de la côte ouest américaine). « Turner Lobey, notre stagiaire, a travaillé toute la journée sur le fil pour récupérer les noms et leur portfolio, raconte Kelly Sue DeConnick. Nous avons sans doute manqué des gens, mais nous avons fait ce que nous avons pu. » Mais l’événement a pris une ampleur inattendue, bien supérieure aux éditions précédentes, qui a duré plusieurs jours.

Des milliers de femmes et de personnes non-binaires ont répondu présentes sur le mot-clé. Des artistes qui travaillent déjà dans les comics ou la bande dessinée, d’autres qui essayent de se lancer, mais aussi des illustratrices, des graphistes, des conceptrices de personnages, des artistes du jeu vidéo ou du dessin animé ou encore des tatoueuses, des photographes et des auteures ont aussi répondu présentes.

Les artistes françaises ont aussi été nombreuses à tweeter des extraits de leur portfolio, souvent accompagnés d’un lien vers un blog ou un compte Instagram.

Le mot-clé a été massivement retweeté, et quatre jours après le début du projet des artistes de tout âge et de toute origine continuent de l’actualiser avec leurs productions.

« Je ne sais pas trop comment l’expliquer, admet Kelly Sue DeConnick. Pourquoi c’est devenu viral cette fois ? Je pense que les gens qui continuent de tweeter ne connaissent même pas l’origine du projet, mais c’est génial si ça peut apporter de la visibilité à toutes ces personnes ! » Elle a déjà annoncé sur Twitter qu’une prochaine édition de #VisibleWomen aura lieu en février 2018.