Catherine Millet, en juin 2014. / JOEL SAGET/AFP

Dans son ouvrage Faces. Une histoire du visage (Gallimard, 432 pages, 35 euros), l’historien de l’art Hans Belting rend compte de la transition de l’icône au portrait. Fondée sur la croyance en une image qui serait le vrai visage (vera iconia) du Christ, l’icône présente un visage de face, plat, immobile, symétrique, et dont le regard, censé être celui de Dieu, semble traverser l’homme qui se tient face à lui pour se porter sur l’humanité entière.

Au XVsiècle, des peintres ont commencé à représenter des visages qui étaient ceux de leurs contemporains en les tournant de trois quarts, rompant en cela avec la tradition du profil comme on le voit sur les médailles et dans les peintures du Moyen Age, c’est-à-dire circonscrit dans un espace bidimensionnel.La représentation de trois quarts suggère une profondeur et confère à la tête une consistance qui procure à celui qui regarde le tableau l’illusion que cette tête se situe dans le même espace que lui, d’autant que les yeux appartenant à cette tête se posent directement sur lui. A l’immanence du vrai visage du Christ succède une troublante ressemblance qui nous met en présence d’hommes disparus depuis longtemps.

Autoportrait

Lisant ces pages, je me suis dit : « C’est moi qui suis là, tournant la tête pour la détacher de l’obscurité, la mettre dans la lumière, et interroger du regard ceux qui veulent bien s’arrêter un instant devant mon portrait. » Je ne fais pas autre chose dans mes livres que de reprendre le dispositif de l’autoportrait qu’étudie aussi Belting. Le peintre produit l’effet de présence au travers de sa propre figure et, plongeant son regard droit dans les yeux de son spectateur, répond de son travail. Disons que j’ai toutefois moins d’assurance que Nicolas Poussin et que je tends du mieux que je le peux à l’absence de complaisance de Rembrandt, tout en espérant atteindre un jour son ironie. Catherine Millet (1948- ), France, auteur d’autobiographies (parfois abusivement rattachée au courant dit de l’autofiction). En exposant son intimité, a cherché à mettre en place un espace commun avec le lecteur.

On a compris que ma conception de la vérité rejoint une forme de réalisme et qu’en écrivant à la première personne et en signant de mon nom, je réponds de la vérité de ce que j’écris. Il n’est pas très étonnant que je sois allée choisir un modèle dans l’histoire de l’art, car je ne crois pas que ma méthode, lorsque j’écris des livres autobiographiques, diffère beaucoup de ma méthode en tant que critique, critique qui n’envisage pas son activité en dehors d’une perspective historique.

Ethique de l’historien

Dans tous les cas, j’espère obéir à une éthique qui est celle de l’historien : je travaille le plus possible à partir de documents, je croise les témoignages, et je vérifie mes sources y compris quand ces documents sont des lettres d’amour que je cite telles quelles, et que ces témoignages et ces sources sont les souvenirs de mes proches et des miens, qu’il faut bien mettre en doute en les comparant.

Dans la mesure où mon objet, qu’il s’agisse d’œuvres d’art ou des faits de ma vie, appartient au présent ou à un passé récent, j’ai toujours dans l’esprit que ce que j’en dis servira aux historiens du futur : point de vue argumenté d’une contemporaine de l’art conceptuel ; témoignage fiable d’une Française qui avait tout juste 20 ans au temps joyeux de la révolution sexuelle. N’est-il pas admis aujourd’hui que l’art et la littérature peuvent fournir une matière aux études scientifiques des historiens et des sociologues ?

Pendant tout le temps que je travaillais au ­livre sur mon enfance, celui qui a le loisir de m’observer de près au quotidien s’amusait bien de me voir penchée, munie d’une loupe, au-dessus d’un tas de photographies exhumées de vieux albums de famille. Il pouvait ! Quel détective au petit pied je devais faire ! Personne ne m’aurait reproché d’écrire que, dans les années 1950, ma mère portait un béret plutôt qu’une toque, mais voilà, la toque ou le béret ne sont pas des accessoires interchangeables, ils n’ont pas la même signification. Dans le cours de mon récit, il fallait que je me cogne au détail de la toque peut-être pour chasser un faux souvenir, ou quelque idée préconçue sur les modes de l’après-guerre ou sur le rapport de ma mère à la mode.

« Peindre d’après nature »

En fait, le mur du réel auquel je me heurte et que je dois décrire avec la plus grande fidélité, les mots les plus exacts arrangés au plus juste, parce que la vérité est forcément dans le choix du vocabulaire et l’ordre de la phrase, a pour moi la fonction du silence du psychanalyste. Tant que celui-ci se tait, on peut revenir sur son sujet, reprendre son histoire par un autre bout, réviser sa copie. Jusqu’à ce qu’une respiration exprimée d’une certaine manière, ou dans le meilleur des cas une sympathique interjection, indique que l’on a prononcé le mot qui peut mettre sur la voie d’une vérité cachée. La difficulté, évidemment, quand l’interlocuteur est l’ordinateur, est que le souffle ne peut venir que de soi, mais c’est alors que le mot sur l’écran a pris brusquement une valeur d’objectivité.

Quand vous vous donnez pour tâche de dégager le mur du réel de l’enduit qui le recouvre, grossier agglomérat d’idéologie et de fantasmes, autant y aller avec de bons outils et la bonne technique. Ma conviction est qu’y aller alors qu’on est encombré de sentiments, c’est comme d’avoir un ciseau émoussé et les mains qui poissent. S’il y a bien quelque chose dont je me méfie, c’est de la prétendue vérité des sentiments.

Après la publication de La Vie sexuelle de ­Catherine M. (Seuil, 2001), souvent et dans la plupart des cas comme une critique ou du moins un reproche, on me disait : « Mais il n’y a pas de sentiments dans votre livre ! » Il n’y avait certainement pas de sentiments, mais il y avait des sensations. Il faut bien être une personne particulièrement sensible pour percevoir le réel et en rendre compte, or les sentiments faussent les sensations.

Copier l’objectif

Je vais encore prendre un exemple dans l’histoire de l’art. Cézanne n’a parlé que de la sensation : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations. » Réaliser ses sensations, la formule est parfaite. Copier l’objectif, à l’époque de ­Cézanne, cela signifiait plaquer sur la nature un modèle académique qui empêchait une perception simple et sincère ; réaliser ses sensations, c’était permettre que cette perception rejoigne le monde objectif pour pouvoir être partagée. Il travaillait donc aussi à l’encontre du sentiment de la nature des romantiques, pétrie de subjectivité. Cézanne ne cherchait pas à représenter le paysage, ni à exprimer ses sentiments profonds devant ce ­paysage, il voulait seulement que le public, à son tour, éprouve une sensation.

Ma propre expérience m’a appris que si je m’attache avec sincérité à transcrire mes sensations dans ma confrontation avec les divers accidents de la vie, alors je m’allège des sentiments qui me pèsent et dont le lecteur, pris dans les siens, n’a pas grand-chose à faire. Je me souviens qu’au moment où je décidai d’écrire sur la jalousie, des idées me traversèrent l’esprit, des formules, des traits piquants, qui sont si faciles à faire jaillir quand on a pour métier de maîtriser le langage, et dont je pensais qu’ils pourraient peut-être me servir à transcrire la jalousie que j’avais éprouvée, et à me venger de celui et de celles qui l’avaient suscitée…

J’ai écrit mon livre sans plus jamais penser à ces petites phrases. J’étais trop occupée à ­reconstituer les circonstances, à décrire ce qu’avaient été les visions qui m’avaient obsédée, avec la même précision que si j’avais dû transposer en mots les tableaux d’une exposition que les lecteurs n’ont pas visitée, et surtout à restituer les sensations que mon corps avait enregistrées.

J’ai ainsi décrit un sentiment, la jalousie, sans avoir à l’exprimer. J’ai constitué une sorte de trame sèche qui a la même fonction que la grille dont se sont servis les peintres de la Renaissance pour mettre en place un espace où le regard du spectateur peut circuler, ou ­encore comparable aux touches disjointes de Cézanne par lesquelles le regard épouse les ­incertitudes de la perception. Bien sûr, le partage de cet espace est une illusion, mais cette illusion offre pourtant la vue la plus dégagée sur ce qu’on peut espérer attraper de ce qu’on appelle la vérité.

Une série en six épisodes

  1. Jusqu’à preuve du contraire, par l’historien Ivan Jablonka
  2. Le droit au mensonge, par l’avocat François Saint-Pierre
  3. La science en toute confiance, par l’océanographe et climatologue Eric Guilyardi
  4. La sensation à l’œuvre, par l’écrivaine Catherine Millet
  5. Le psychanalyste Sylvain Missonnier
  6. Le photoreporter Gilles Peress