Le journaliste Philippe Manœuvre, à Paris, en juin. / LÉA CRESPI POUR « LE MONDE »

Figure du journalisme rock français, dans la presse (notamment au magazine Rock & Folk), à la ­télévision (« Sex Machine » sur France 2) et à la radio (il vient de lancer sa web-radio, Radio Perfecto), Philippe Manœuvre a toujours revendiqué sa passion pour les Rolling Stones. Entretien.

Vous rappelez-vous vos premières sensations à la découverte des Rolling Stones ?

Je suis d’abord hypnotisé par la pochette d’un de leurs 45-tours, Let’s Spend the Night Together, dans la vitrine d’un magasin. J’ai 14 ans et je me dis que c’est le groupe dont je voudrais faire partie idéalement. Les Beatles étaient un groupe charmant, comique, très balèze musicalement, mais les Stones projetaient quelque chose de plus sexuel. Adolescents, en pleines années 1960, la sexualité était un mystère sur lequel nous n’avions aucune information. On se disait que ce groupe pouvait nous donner des solutions.

Transforment-ils rapidement le visage ­de la musique pop ?

Leur premier 45-tours, Come On, une ­reprise de Chuck Berry, sorti en juin 1963, est plutôt raté. Trop gentillet. Mais, cinq mois plus tard, leur deuxième 45-tours, I Wanna Be Your Man, un morceau que leur donnent les Beatles, va fonder toute la culture du rock garage, grâce à la déflagration de la guitare jouée au bottleneck [un « goulot », ou un tube de métal que le guitariste fait glisser sur les cordes pour obtenir un son spécifique au blues] par Brian Jones, qui sonne comme un appel aux armes.

L’autre moment fondateur sera bien sûr le triomphe, en 1965, de (I Can’t Get No) Satisfaction, sans doute le morceau qui symbolise le mieux les années 1960, l’hymne parfait des frustrations adolescentes, dont le riff rebelle ­annonce Mai 68. A l’époque, la plupart des groupes jouent une version de ce titre. Quand les Stones repassent en 1967 à l’Olympia, un des groupes français faisant leur première partie, les Problèmes – les ­futurs Charlots – font, par exemple, une ­reprise de Satisfaction. Depuis les coulisses, Brian Jones leur fait des signes pour dire : « Non, les gars, c’est notre morceau. »

La France est-elle rapidement touchée par le phénomène Rolling Stones ?

C’est un coup de tonnerre dès le premier album. Il y a un flot de gamins français qui partent en vacances en Angleterre et rapportent des 45-tours ou des souvenirs de concerts auxquels ils ont assisté dans les­ ­villes balnéaires. La légende commence comme ça dans les lycées français. Quand le groupe arrive pour la première fois à Paris, à l’Olympia, en 1964, le concert est plein. Des bandes de blousons noirs chantent sur le boulevard des Capucines : « Aux chiottes les Beatles, on veut les Rolling Stones ! »

« On vivait dans un tel dénuement qu’on avait l’impression d’être aussi misérables que si on habitait dans le delta du Mississippi en 1926. » Jeff Beck

Les groupes yé-yé, en première partie, se font à moitié écharper. A l’époque, les groupes de rock avaient des costumes de scène. Eux arrivaient tous habillés différemment, comme à la ville. Avec leur col roulé, leur blouson de daim, leur jean, leurs boots…

On est fasciné par leur arrogance de ­mauvais garçons, qui se manifeste même dans la façon d’assumer les fausses notes et les couacs.

Comment de jeunes musiciens anglais arrivent-ils à se passionner pour le blues américain ?

A l’origine, les pionniers du blues britannique, comme Chris Barber ou Alexis Korner, viennent plutôt du jazz, mais une jeune ­génération va trouver dans cette musique une alternative aux petites chansons mièvres et joyeuses qui envahissent les hit-parades anglais de l’époque.

Des adolescents comme Eric Clapton, Keith Richards, Jimmy Page vont s’identifier aux histoires de ces bad boys de l’Amérique qui racontent leur vécu et leur sexualité comme des fables. A l’aube des années 1960, la Grande-Bretagne était encore marquée par la guerre, dans ses paysages urbains comme dans son économie. Le guitariste Jeff Beck m’a dit un jour : « On vivait dans un tel dénuement qu’on avait l’impression d’être aussi misérables que si on habitait dans le delta du Mississippi en 1926. »

Parmi ces jeunes gens passionnés par le blues, Brian Jones est sans doute l’un des plus visionnaires. Il donne des dizaines de concerts en solo sous le nom d’Elmo Lewis – un pseudo choisi en hommage au bluesman Elmore James –, et il est persuadé que cette musique peut devenir énorme. C’est cette foi qui le motive pour fonder les Rolling Stones, dont il trouve le nom en référence à un morceau de Muddy Waters.

Ces racines blues vont-elles conditionner leurs allures de mauvais garçons ?

C’est surtout leur premier manageur, ­Andrew Loog Oldham, d’ailleurs plus jeune qu’eux, qui va choisir de cultiver cette image. Il raconte dans son autobiographie, Rolling Stoned[Flammarion, 2006] que l’idée lui est venue quand il travaillait encore comme ­assistant de Brian Epstein, l’impresario des Beatles. Un soir qu’il rentrait d’un concert en Ecosse, en Rolls, avec ­Epstein et John ­Lennon, ce dernier se serait plaint que les Beatles apparaissent comme un groupe trop gentil. Son manageur répondant qu’il n’était pas question qu’un des quatre joue le rôle d’un méchant, Lennon aurait soufflé qu’un groupe prenant ce parti aurait une voie royale.

Le scandale les suivra comme un chien fidèle, avec en particulier des histoires de drogue qui conduiront à des arrestations à répétition.

Ayant retenu la leçon, Oldham l’aurait imposée aux Stones, leur faisant même lire L’Orange mécanique, pour qu’ils s’inspirent des Droogs, le gang de voyous du roman de Burgess. Ses poulains n’auront pas trop à se forcer pour entrer dans la peau des personnages. Keith Richards a des allures de sauvageon, Bill Wyman semble sortir de la famille Adams, le visage de Jagger a quelque chose de provocateur avec ses énormes lèvres, ses yeux presque globuleux… Tout cela étant ­rapidement mis en valeur par les photo­graphes. Car contrairement à d’autres formations de l’époque, comme les Kinks ou les Pretty Things, qui détestaient les sessions photo, les Stones intègrent tout de suite l’importance de l’image.

La notion de scandale va rapidement leur coller à la peau…

Parmi les éléments fondateurs du mythe stonien, il y a l’épisode de la station-service, en mars 1965, près de Londres, où le pompiste refuse aux musiciens l’accès de ses toilettes.

Le groupe urine alors contre son mur. Une plainte est déposée et les Stones passent pour la première fois au tribunal. Cette histoire va faire le tour des cours de récréation de la planète et démarquera un peu plus les Stones des gentils Beatles. A partir de là, le scandale les suivra comme un chien fidèle, avec en particulier des histoires de drogue qui conduiront à des arrestations à répétition. Un harcèlement dont se tireront Mick Jagger et Keith Richards, mais qui disloquera un peu plus la personnalité de Brian Jones.

Comment ce dernier devient-il l’un des premiers martyrs du rock ?

Le choix du manageur Andrew Loog ­Oldham de confier les compositions au duo Jagger-Richards va lui porter un coup fatal. Il perd alors le leadership du groupe qu’il a fondé. Mais il est aussi, avec Syd Barrett, le fondateur de Pink Floyd, une des premières victimes de la consommation d’acide. Même s’il enrichit encore le groupe de sa créativité et de ses talents de multi-instrumentiste, il finit par se lasser et s’absenter. Comme le raconte Charlie Watts, « à force de faire sans lui, nous n’avions plus besoin de lui ». Rapidement, c’est la guitare de Keith ­Richards qui se met à tirer la machine, avec ce drive infernal qui lui vient de Chuck Berry et du rock’n’roll – quand Brian Jones est plus sensible au blues. Alors que tous les orchestres sont conduits par la batterie, c’est ­Richards qui conduit les Stones. La batterie de Charlie Watts s’accroche derrière, suivie par la basse de Bill Wyman. Cela donne ce son unique, dangereux, que des centaines de groupes vont essayer de comprendre pendant des années.

La mort de Brian Jones, le 3 juillet 1969, quelques semaines après qu’il a été renvoyé du groupe, est l’un des signes qui font que les Rolling Stones symbolisent autant les années 1960 que l’enterrement de cette décennie…

Dans l’album Beggars Banquet, déjà, fin 1968, ils mettent à mal le pacifisme hippie avec Sympathy for the Devil et Street ­Fighting Man. Avec cette dernière chanson, ils marquent de nouveau des points par rapport aux Beatles de Revolution et la façon dont John Lennon se désengageait de l’élan révolutionnaire. Alors que Lennon se tient en retrait, les Stones donnent l’impression d’être au milieu de l’émeute. Même si Jagger rend compte de l’impuissance du musicien – adaptant à sa ­façon ce que disait John Lee Hooker dans The Motor City Is Burning, en référence aux émeutes de Detroit (« Don’t ya know the big D is burnin’? / Ain’t nothing in the world that Johnny can do ») –, on sent que la guitare de Keith ­Richards n’est pas du côté de la police. Pas un hasard si Daniel Cohn-Bendit considère Street ­Fighting Man comme la meilleure évocation de Mai 68.

Les déboires du concert d’Altamont (Californie), en décembre 1969, avec le meurtre d’un spectateur par des Hells Angels engagés comme service de sécurité, ­deviendront-ils le symbole du basculement des sixties « peace and love » dans une ère plus sombre de l’histoire du rock ?

Fin 1969, le titre de leur huitième album proclame Let It Bleed, « laissez saigner ». Ils sont au sommet de leur arrogance. Ils partent en tournée américaine, donnent l’impression d’être les rois du monde. Leur ­orgueil a mal encaissé d’avoir raté Wood­stock quelques mois avant. Ils veulent à leur tour créer leur festival gratuit à San Francisco, sur le circuit automobile d’Altamont, pas adapté à ce genre d’événement. Là, le cirque des Stones va se prendre de plein fouet la réalité de la West Coast. Les Hells Angels, le mauvais acide, les mauvaises vibrations, un public ­défoncé au-delà de tout vont transformer ce concert en cauchemar et assombrir encore l’image d’un groupe en phase avec un changement d’époque.

Le groupe va enchaîner avec deux autres chefs-d’œuvre, « Sticky Fingers » (1971) et « Exile on Main Street » (1972). ­Comment font-ils pour maintenir ­ce niveau malgré les abus de drogue ?

L’héroïne coule en effet à flots, en particulier dans les veines de Keith Richards. Il est pourtant un des éléments-clés de la réussite de Sticky Fingers, un album dont les musiciens du groupe Kiss m’ont un jour dit qu’il était « le socle absolu du rock moderne ». Keith pouvait rester enfermé dans sa chambre, abruti par la drogue, et avoir au bon moment l’éclair de génie nécessaire. L’enregistrement de Bitch en est un bon exemple. Pendant des heures, Jagger et Mick Taylor tentent laborieusement de finir le morceau. Un matin, Keith descend, mange un bol de corn-flakes, prend une guitare et – bam ! – fait swinguer la chanson devant les ingénieurs du son bouche bée.

« Contrairement à d’autres, ce groupe a un projet : voir jusqu’où il peut emmener sa musique, résister aux modes »

Il n’est d’ailleurs pas qu’un guitariste instinctif de rock brutal. C’est aussi un artisan consciencieux, plein de finesse. Il m’a un jour expliqué que Brown Sugar contenait pas moins de douze guitares différentes, travaillées avec subtilité.

Contrairement à Brian Jones, Keith a toujours eu le respect du groupe, malgré la ­défonce. En 1976, à Paris, avant un spectacle aux Abattoirs, il fait une overdose. On le met dans une baignoire d’eau froide, il se remet sur pied et monte finalement sur scène faire son concert.

« Exile on Main Street » est une nouvelle preuve de leur rôle de passeurs des ­musiques populaires américaines…

Cela part dans toutes les directions : blues, country, rhythm’n’blues, rock vaudou de La Nouvelle-Orléans… Ils sont aidés en cela par une mafia de copains américains – Bobby Keys, Gram Parsons, Billy Preston, Jim Price… –, fascinés par ce groupe qui leur a révélé leur propre musique. Ecouter les Stones incitait les fans à remonter jusqu’aux sources de leur inspiration.

Keith Richards m’avait dit un jour que son batteur préféré était Joseph « Zigaboo » ­Modeliste, le batteur des Meters. C’est grâce à lui que je me suis mis à écouter ce groupe de La Nouvelle-Orléans. Grâce aux Stones, on découvrait aussi Allen Toussaint, Dr John, Professor Longhair…

Les disques du groupe semblent perdre de leur magie à la fin des années 1970.

Après Black and Blue, en 1976, que je trouve très sous-évalué, l’album Some Girls, en 1978, est le dernier grand feu phonographique des Stones. Ils sont alors talonnés par les punks et se doivent de faire un truc énorme. Après cela, ils perdront de leur urgence, malgré quelques beaux moments comme l’album Voodoo Lounge (1994) ou Blue & Lonesome (2016), leur récent album de reprises de blues. Ce ne sont plus eux qui vont décrypter notre vie. Comme disait leur ancien manageur Andrew Loog Oldham : « Que vont-ils nous expliquer qu’on ne sait pas ? Ces types n’ont pas poussé un bouton d’ascenseur ­depuis vingt ans ! »

C’est pourtant à ce moment-là que le groupe prend une nouvelle ­dimension scénique…

Ils ont toujours été des bêtes de scène mais, à partir de 1982, le promoteur américain Bill Graham a l’idée de les faire passer dans des stades. Certains n’y croient pas, mais c’est un triomphe et chaque tournée des Stones devient, depuis, un gigantesque événement. Cela a aussi correspondu au moment où Jagger arrête complètement les drogues, sous l’influence de son papa, un ancien coach sportif. Il devient alors un showman-athlète qui, quoi qu’il arrive, assure le spectacle. A 72 ans, il tient encore une forme incroyable. Alors, bien sûr, le reste tourne parfois au ralenti et on peut se ­demander s’ils ne sont pas devenus leur propre  tribute band. Pourtant, quand la machine s’enclenche, on visite encore le grand palais des Stones.

La tournée No Filter qui passe par ­Nanterre, à la U Arena, les 19, 22 et ­25 octobre, sera-t-elle la dernière ?

Depuis 1976 et les concerts aux Abattoirs de La Villette, on me dit : « Philippe, profite, c’est peut-être la dernière fois qu’on les voit. » Ce groupe a déjà dansé tellement de fois sur son propre cercueil…

Comment expliquer cette incroyable ­longévité ?

Les Stones ont toujours eu un fonctionnement spécial. Ils se parlent peu. Ils ne discutent pas les choses, ils les font. Ce sont les discussions qui ont tué les Beatles, le fait que Lennon fasse son analyse et découvre qu’en fait il détestait McCartney. Ils ont ­essayé de s’en expliquer et le groupe s’est ­arrêté.

L’amitié entre Jagger et Richards disparaît au moment du tournage du film Performance (1970), quand Keith soupçonne Mick d’avoir couché avec sa copine, Anita Pallenberg. Mais comme dit Jagger : « Stiff upper lip ! On ne va pas pour autant trembloter de la lèvre supérieure. » Même s’ils régleront leurs comptes par interviews et livres interposés.

Et puis, contrairement à d’autres, ce groupe a un projet : voir jusqu’où il peut emmener sa musique, résister aux modes, aux innombrables prétendants au titre de bad boys du rock. Ce qu’ils réalisent aujourd’hui en tant que groupe n’a jamais été fait auparavant. Je les ai découverts quand j’avais 14 ans, j’en ai 63 aujourd’hui. J’ai toujours vécu dans un monde où existaient les Rolling Stones !

A partir du jeudi 17 août et tous les quinze jours, 30 albums remastérisés dont 4 live et 2 DVD sont à retrouver en kiosque. Une collection « Le Monde-Télérama ».