Daouda n’aura pas eu le temps de terminer la préparation de son plat. Sur le plan de travail de la cuisine de l’Aziz Istanbul, l’assiette n’a pas fini d’être dressée. « J’étais en train de préparer à manger quand j’ai entendu des coups de feu. Les gens fuyaient la terrasse et venaient vers la cuisine. Nous avons tous fui », raconte-t-il dans la cour du restaurant.

Daouda était cuisinier à l’Aziz Istanbul, le café-restaurant de Ouagadougou ciblé par deux assaillants armés de kalachnikovs dimanche 13 août, depuis seulement un mois et demi. Le Burkinabé de 36 ans ne sait pas encore s’il aura le courage de retourner derrière ses fourneaux. « Ah ! Si j’y retourne, ce sera seulement en journée. Maintenant, la nuit me fait peur. Trop peur », poursuit-il avant de repartir déblayer l’intérieur du restaurant.

Ce mercredi 16 août, comme Daouda, plusieurs salariés ont tenu à venir aider la famille de leur patron turc à débarrasser les lieux. La salle est vide, ou presque. Quelques morceaux de pain, des boîtes à pizza et des bouteilles s’amoncellent dans un coin. Un peu partout sur le carrelage et le parquet, de longs sillons rougeâtres. Le sang des 18 personnes tuées et des 22 blessés. Des hommes, des femmes et des enfants, Burkinabés et étrangers, qui ont tenté de ramper et de se traîner jusqu’à l’extérieur de l’établissement pour échapper à l’horreur. En vain.

« Je ne peux plus dormir »

Ce mercredi, tous les employés présents portent des gants blancs, comme pour éviter le contact avec le sang. Mais l’odeur atteste de l’horreur de cette nuit. Dans la cour de l’Aziz Istanbul, on hume le parfum de la mort. « C’est l’odeur de la viande périmée », tente de se rassurer Séraphin Effon, également cuisinier. Ce Béninois de 34 ans retrace, à toute vitesse, sa nuit passée dans un conteneur à marchandises posé au fond de la cour :

« Avec deux femmes, nous sommes restés cachés à l’intérieur jusqu’à 3 heures du matin. A chaque fois qu’il y avait des tirs, nous sentions des étincelles sur le conteneur. A un moment, nous avons entendu un homme venir dans la cour. Il criait, criait. C’était comme un cri de joie. »

Aujourd’hui, Séraphin Effon va mieux, mais il n’arrive pas à oublier le bruit perçant des balles sifflant au-dessus de sa tête :

« C’est vraiment traumatisant. Quand j’entends un peu de bruit, c’est comme si les tirs avaient recommencé. Aujourd’hui, je me suis réveillé à 3 heures du matin. Je ne peux plus dormir. Je rêve de ce qui s’est passé. »

Comme lui, une cinquantaine de rescapés de l’attaque ont été pris en charge par une cellule psychologique de crise montée dans la nuit de dimanche à lundi. Son chef, Harouna Ouedraogo, responsable du service psychiatrie à l’hôpital Yalgado de Ouagadougou, a pu « bénéficier » de l’expérience de l’attentat du 15 janvier 2016, quand plus de 70 rescapés étaient venus parler et écouter l’expert :

« Nous avons activé la cellule rapidement. Les personnes que nous avons vues avaient des symptômes similaires à celles de l’attaque du restaurant Le Cappuccino. Dans les deux cas, nous avons eu des gens qui ont vu leur voisin tomber, inerte, et qui ont vécu cette situation pendant plusieurs heures avant que les forces de l’ordre ne puissent venir les sauver et dégager les corps. Cela a été pour eux un véritable calvaire. »

Avec ses six équipiers formés à la gestion des chocs post-traumatiques, le professeur Ouedraogo a écouté et tenté de répondre aux questions, récurrentes, des rescapés.

« C’est toujours : pourquoi moi ? Pourquoi étais-je sur les lieux au mauvais moment ? Est-ce de ma faute ? On essaie de les rassurer et de leur faire comprendre qu’ils sont encore en vie. »

Complices recherchés

Dimanche soir, une quarantaine de personnes étaient venues dîner ou regarder le match aller de la Supercoupe d’Espagne opposant le Real Madrid au FC Barcelone. Une famille était aussi venue fêter l’anniversaire de son enfant.

Mais comment les deux assaillants ont-ils pu pénétrer à l’intérieur du restaurant, gardé 24 heures sur 24 par deux policiers armés ? « Ils ont fui au premier coup de feu. Ils n’ont même pas riposté. C’est criminel ! », s’énerve une source sécuritaire. Une version corroborée par plusieurs témoins mais qui en agace une autre, policière : « Ils n’ont pas fui ! Quand les terroristes sont arrivés, les deux policiers ont riposté mais, étant à court de munition, ils se sont repliés. »

Fuite ou repli forcé ? L’enquête ouverte pour « association de malfaiteurs en relation avec entreprise terroriste, assassinat, tentative d’assassinat, détention illégale d’armes à feu et de munitions, destruction volontaire aggravée de bien, le tout en relation avec une entreprise terroriste » devra faire la lumière sur ce point. Mais surtout identifier les complices des deux assaillants, actuellement recherchés.

A quelques centaines de mètres de l’Aziz Istanbul, dans un petit local planté au bout d’une voie rouge faisant face à la grande mosquée de Ouagadougou, les membres du Mouvement sunnite du Burkina Faso (MSBF) sont consternés. Cinq de leurs adeptes ont perdu la vie dans l’attentat de ce restaurant, dont l’imam de la grande mosquée du Koweït et un des responsables de la prédication dans l’émirat.

Mahamadou Sana est le secrétaire adjoint du MSBF :

« Beaucoup des frères allaient se restaurer à l’Aziz Istanbul. C’est un restaurant halal, il n’y a pas d’alcool dans ce lieu. Cet acte nous a surpris et choqués. En même temps, c’est une occasion pour nous de montrer au monde entier qu’en réalité, les personnes qui sont responsables de ces actes terroristes n’ont rien à voir avec l’islam. Ce ne sont pas des musulmans, ils n’ont pas de foi, pas de morale. Les personnes de notre mouvement tombées dans cet attentat sont de grands imams. On ne peut pas comprendre que quelqu’un qui prétend agir au nom de l’islam puisse attenter à la vie de son imam ! »

Un assaut de plusieurs heures

Sur l’avenue Kwame-Nkrumah, la façade criblée de balles de l’Aziz Istanbul attire les curieux, massés de l’autre côté du goudron. L’ambiance, silencieuse, et les visages consternés des badauds rappellent tristement les lendemains de l’attentat du restaurant situé à 300 mètres de là, le Cappuccino, où 30 personnes avaient été tuées le 15 janvier 2016.

Le mode opératoire des assaillants est également similaire, comme l’a souligné Maïza Sérémé, la procureure du Burkina Faso : « Le type de terroriste était le même », « un commando de jeunes individus de sexe masculin », « à la peau claire et noire », « l’armement était le même sauf que cette fois-ci, ils n’avaient pas de grenade et de liquide inflammatoire ».

Comme en 2016, l’assaut mené dimanche par l’Unité spéciale de la gendarmerie nationale (USIGN), en collaboration avec l’Unité d’intervention polyvalente de la police nationale (UIPPN), a duré plusieurs heures. De retour sur les lieux quelques jours après l’attaque, le commandant Evrard Somda, patron de l’USIGN, en livre pour la première fois les détails.

Il est près de 21 heures lorsque les premiers tirs retentissent. Une demi-heure plus tard, ses équipes, informées sur le champ, pénètrent dans le restaurant. Dans la salle, aucune trace des assaillants, seulement des corps inertes et des blessés. « Ils [les assaillants] étaient retranchés au premier niveau du bâtiment. On a mis un élément de bouclage tout autour pour empêcher qu’ils puissent s’échapper », précise le commandant. Un laps de temps qui a permis à une autre équipe d’évacuer 40 rescapés de l’Aziz Istanbul.

Pendant ce temps, une autre équipe monte au premier étage, mais les tirs, « très nourris et continus, ininterrompus », la mettent en difficulté. Le bouclier balistique finit par céder, il faut changer de scénario. « C’est en montant cette stratégie que, certainement à cause de nos grenades offensives, un petit incendie s’est déclenché au premier étage. Ça a coupé le courant et rendu la visibilité presque nulle », poursuit le patron de l’USIGN.

Il est près de 00 h 30 quand ses hommes finissent par tenter une seconde approche. « Pendant qu’on faisait l’investigation des différents bureaux, un des terroristes est sorti par une fenêtre du premier étage et est descendu dans l’arrière-cour. En haut, les tirs continuaient. » Le premier assaillant sera abattu vers 3 heures. « Le deuxième est descendu et s’est caché derrière un réservoir d’eau. » Il sera tué une vingtaine de minutes plus tard. Là où, ce mercredi, Daouda, Séraphin Effon et d’autres salariés de l’Aziz Istanbul font une pause, assis sur les canapés, certains tachés de sang, qu’ils ont dégagés de l’intérieur du restaurant. Ils plaisantent, certains sourient. Le besoin d’évacuer et d’être ensemble.