Au douzième étage, le temps s’est comme arrêté, le décor tout droit sorti des années 1960. Seuls les nombreux internes, blouses blanches et jeans slim, invitent à la modernité. Il est à peine 9 heures et les files d’attente devant les bureaux des médecins s’allongent déjà. Bienvenue au centre hospitalier universitaire (CHU) de Cocody, à Abidjan, la capitale économique ivoirienne.

Service pneumologie. Dans les longs couloirs, les chambres se suivent mais ne se ressemblent guère. La faute aux draps et autres couvertures, fournis par les malades. Du blanc, du jaune, du rouge, du vert aux motifs dépassés. Dans chaque chambre, trois patients, avec leurs familles respectives. Et dans l’une, le professeur Bernard Koffi N’Goran, professeur de pneumologie et chef de service adjoint. C’est là qu’il a installé son bureau, faute de mieux.

Présentation de notre série : L’Afrique en villes

La cinquantaine, il explique que les pathologies de ses patients changent : « On a à la fois des maladies infectieuses, typiques des pays pauvres, comme la tuberculose [la moitié des patients ce jour-là], et des maladies plus connues dans les pays développés, comme le cancer des poumons, la broncho-pneumopathie chronique obstructive [BPCO] et d’autres maladies respiratoires. »

Avant d’ajouter : « Dans les années 1990, environ 2 % de nos malades hospitalisés étaient atteints de cancer des poumons. Aujourd’hui, ils sont près de 10 %. Nous traitons aussi de plus en plus de crises d’asthme aux urgences. Alors, certes, la population a augmenté, les diagnostics se sont améliorés, mais l’évolution des modes et des cadres de vie, avec le tabagisme et la pollution de l’air, n’est pas étrangère à ces augmentations. »

Embouteillages monstres

En Côte d’Ivoire, si les données concernant le tabagisme et ses conséquences sanitaires sont publiques – 14,6 % de fumeurs pour près de 5 000 décès annuels, selon le ministère de la santé –, la pollution de l’air et ses effets sur la santé commencent, eux, tout juste à être étudiés. Combien sont-ils, ce jour-là, au douzième étage du CHU, à souffrir de la mauvaise qualité de l’air qu’ils respirent ? Pour le moment, impossible de le dire.

Et pourtant, à Abidjan, ville-district de presque 6 millions d’habitants et qui devrait atteindre 7,7 millions d’habitants en 2030, selon les projections de l’ONU, la question inquiète de plus en plus. Nombreux sont ceux qui, à la moindre occasion et lorsqu’ils en ont les moyens, fuient quelques jours « Babi », ses embouteillages monstres et ses innombrables wôro-wôro (taxis collectifs) ou autres gbaka (minibus) aux fumées noires.

« Selon les projections, si aucune mesure n’est prise pour réguler les émissions en Afrique, celles-ci seront supérieures aux émissions chinoises en 2030 pour certains polluants. Celles de la Côte d’Ivoire, ainsi que les concentrations atmosphériques dans la ville d’Abidjan, seraient quant à elles multipliées par trois », explique Catherine Liousse, chercheuse au CNRS et coordinatrice du pôle « pollution de l’air et santé » au sein du projet Dacciwa (pour Dynamics-aerosol-chemistry-cloud interactions in West Africa), un programme financé par l’Union européenne qui étudie le climat et la pollution de l’air en Afrique de l’Ouest.

La chercheuse et son équipe ont notamment mesuré le niveau de particules fines dans l’air d’Abidjan. Plus particulièrement, celles dont le diamètre est inférieur à 2,5 micromètres, très dangereuses pour l’homme. Par leur petite taille, ces dernières pénètrent profondément les poumons. Et les premiers résultats, inédits, sont inquiétants.

Si Abidjan n’est pas le pire cas de la sous-région (les concentrations de particules fines y sont inférieures à celles que l’on retrouve à Lagos et dans les grandes villes du Sahel, plus exposées aux poussières désertiques), « la pollution liée aux particules fines y est très importante ». Sur trois sites étudiés, les niveaux de concentration sont au-dessus des normes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). À Adjamé, commune populaire et commerçante du nord d’Abidjan, près des axes routiers, le niveau de particules fines dépasse parfois jusqu’à huit fois les normes, en saison sèche.

Yopougon et Vridi les plus touchés

La professeure Véronique Yoboué, du laboratoire de physique de l’atmosphère et de mécanique des fluides de l’Université de Cocody, analyse depuis deux ans la présence des gaz dans l’air d’Abidjan, sur une vingtaine de sites. Elle abonde : « On est souvent au-dessus des normes de l’OMS pour ce qui est de la quantité de dioxyde d’azote, par exemple. La quantité de dioxyde de soufre connaît elle aussi des pics, mais moins réguliers. » Les parties de la ville les plus touchées selon elle ? « Les zones industrielles de Yopougon, au nord-ouest, et de Vridi, également zone portuaire, au sud-ouest. »

A qui la faute ? Pour les chercheurs, les responsables sont multiples. Trafic routier, industries, feux domestiques, feux de brousse, décharges à ciel ouvert… À chacun sa spécialité en termes de polluants. Bref, le problème est global et n’obéit à aucun schéma préconçu.

« En Côte d’Ivoire, la part des émissions globales imputables au trafic routier, tourne autour de 10 %, derrière les feux domestiques, qui arrivent en première position, et les décharges, en seconde position », déclare Catherine Liousse. Pour ce qui est des particules fines étudiées, en revanche, les véhicules et leurs carburants (diesel, essence) sont les premiers responsables.

Un problème que le rapport « Dirty Diesel » (« diesel sale ») de Public Eye avait soulevé en septembre 2016. L’ONG suisse y accusait des négociants d’« inonder l’Afrique de carburants toxiques » particulièrement chargés en soufre. Un rapport qui avait provoqué un tollé dans les huit pays où les analyses avaient été effectuées : l’Angola, le Bénin, le Congo, le Ghana, le Mali, le Sénégal, la Zambie et… la Côte d’Ivoire.

Depuis, malgré l’émoi, la situation a peu évolué. La Côte d’Ivoire, à l’instar du Togo et du Bénin, a décidé en décembre 2016 d’interdire l’importation des carburants à haute teneur en soufre. Le Ghana et le Nigeria sont allés plus loin. Comme s’en félicitait récemment l’ONG suisse, de nouvelles normes sont entrées en vigueur le 1er juillet 2017 dans ces deux pays, réduisant de 60 fois la teneur en soufre autorisée dans l’essence et le diesel qu’ils importent.

En février, les autorités ivoiriennes ont aussi adopté un décret « relatif à la qualité de l’air » pour lutter contre sa « dégradation continue », mais les textes d’application n’ont toujours pas été validés. « Cela devrait être fait sous peu », déclare le docteur Ettien N’Da, du ministère ivoirien de l’environnement, de la salubrité publique et du développement durable. Mais pour ce qui est de mesures concrètes pour améliorer la qualité du carburant, c’est silence radio.

La SIR pointée du doigt

« Notre problème principal, c’est la Société ivoirienne de raffinage [SIR], qui n’est pas encore en capacité d’améliorer la qualité du carburant. Il faut la moderniser », plaide Michel Loboué, directeur exécutif du Groupe de recherche et de plaidoyer sur les industries extractives en Côte d’Ivoire. Et d’enchaîner : « L’investissement sera important, mais il faut que le gouvernement ivoirien comprenne que ces dépenses seront toujours inférieures aux dépenses de santé futures liées à la pollution si l’on ne fait rien aujourd’hui. »

Réponse du docteur N’Da : « La SIR devrait être prête en 2025, pas avant. Près de 300 milliards de francs CFA [environ 450 millions d’euros] sont nécessaires pour changer ses équipements. »

En Côte d’Ivoire, pays à la fois exportateur et importateur de pétrole, la SIR détient le monopole de la fourniture de produits pétroliers aux distributeurs et à leurs stations-service. Lorsqu’il y a un problème avec le carburant, c’est donc vers elle que tous les regards se tournent. Un argument que les distributeurs tels que Trafigura, Vitol ou Oryx dégainent d’ailleurs opportunément pour expliquer, grosso modo, qu’ils ne sont que le dernier maillon de la chaîne, dépendant à la fois des législations et des capacités de raffinages locales.

La SIR, qui a refusé de répondre aux questions du Monde Afrique en renvoyant vers son ministère de tutelle, celui du pétrole – tout aussi muet –, affirme régulièrement respecter scrupuleusement les spécifications africaines.

Ces dernières, créées en 2006 par l’Association des raffineurs africains (ARA), vont d’Afri-1 (diesel ou essence le plus soufré) à Afri-5 (le moins soufré). Selon l’agenda de l’ARA, dont le coquet siège opérationnel se trouve à Cocody (et le siège social à Genève, en Suisse), la plupart des pays africains devraient atteindre le niveau Afri-5, correspondant à la qualité des produits que l’on trouve en Europe, à l’horizon 2030.

Patate chaude

« Il n’est pas normal que les populations africaines n’aient pas accès aux mêmes qualités de produits qu’en Occident, reconnaît Joël Dervain, secrétaire exécutif de l’ARA et ancien directeur général de la SIR. Seulement il faut être réaliste. Il a fallu près de vingt ans aux Européens pour obtenir les taux actuels pour plusieurs des composants de l’essence et du diesel. En Afrique, nous partons de plus loin, il faut laisser le temps à notre industrie de s’adapter et de mettre à niveau les raffineries. »

Et de développer : « Il faut avoir une approche systémique du problème, s’attaquer aux trois piliers que sont la qualité des carburants, la conformité du parc des véhicules et la mise en place d’un dispositif de mesure et de contrôle de la qualité de l’air. Se focaliser uniquement sur la qualité des carburants ne réglera pas le problème si l’on dispose toujours de véhicules vétustes qui polluent l’air. Cette approche globale, seule une volonté politique peut la conduire. Ensuite, les solutions techniques suivront, naturellement. »

Gouvernement, raffineurs, distributeurs, constructeurs et revendeurs d’automobiles, chauffeurs de gbaka, femmes au foyer devant leur réchaud… À Abidjan, chacun se refile le problème de la pollution, telle une patate chaude qui peut bien attendre quelque temps encore.

Le temps, justement, « la plupart des malades pensent qu’ils en ont encore », observe le professeur Bernard Koffi N’Goran. Mais lorsqu’ils arrivent au douzième étage du CHU de Cocody, c’est généralement trop tard. « Les maladies respiratoires nécessitent des traitements lourds et très coûteux pour les familles. Autant dire que pour la majorité des gens, qui n’ont ni assurance maladie ni mutuelle, c’est mission impossible. Ici, 80 % de nos patients hospitalisés meurent dans l’année qui suit. »

Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »

Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.