Imaginez une langue qui n’a ni grammaire, ni orthographe, ni dictionnaire, qui se réinvente chaque jour en fonction de l’imagination de ses interlocuteurs, et qui pourtant est parlée et comprise par plus de 75 millions de personnes au Nigeria.

Imaginez désormais que vous êtes l’un des plus grands médias internationaux, en quête d’expansion, et que vous souhaitiez atteindre un marché gigantesque, jeune, dynamique et prometteur, avide d’être informé sur le monde.

C’est le défi de la BBC, qui lance lundi 21 août son nouveau portail Internet en langue pidgin, le créole anglophone ouest-africain. Le site propose des bulletins d’information radio en ligne, mais aussi des dépêches et articles des confrères du monde entier traduits en créole ainsi que des forums de discussion autour des sujets d’actualité. « C’est une expérimentation formidable », s’enthousiasme Bilkisu Labaran, rédactrice en chef, dans son bureau de Lagos, la bouillonnante capitale économique du Nigeria.

Mme Labaran et son équipe (une quinzaine de journalistes, web designers, spécialistes de réseaux sociaux) se rêvent en « pionniers » : « On essaie de transformer cette langue orale en langue écrite. On teste, on attend aussi de voir ce que nos lecteurs vont nous suggérer », explique la journaliste nigériane, dans un anglais parfait. « C’est comme mettre le pied dans un monde inconnu. » Une belle revanche sur son enfance, puisque jeune, il lui était interdit de « parler pidgin à la maison », sous menace d’une bonne correction.

Une langue populaire et fleurie

En effet, il y a encore quelques années, ce « créole » était considéré comme la langue des pauvres, des gens peu éduqués. Inspiré du portugais (les premiers Européens arrivés sur les côtes d’Afrique de l’Ouest), de l’anglais (langue des colons), mais aussi du patois jamaïcain (des anciens esclaves revenus sur le continent), le pidgin a évolué au gré de l’histoire et des modes. Aujourd’hui, il est parlé à travers tout le Nigeria – pays d’innombrables ethnies et de plus de 500 langues locales –, mais aussi au Cameroun, en Sierra Leone et au Ghana. Et surtout, il est devenu « cool ».

Langage oral, c’est d’abord sur les ondes que le pidgin a naturellement repris ses droits. Par la musique d’abord, de Fela Kuti, roi de l’afrobeat, à Davido, la superstar bling bling du moment. Puis, il y a dix ans, lorsque Wazobia FM a lancé la première radio locale en pidgin, tout le monde a crié à l’apostasie de l’éducation : comment peut-on parler de sujets sérieux dans une langue si populaire et fleurie ? Elle est pourtant devenue la radio la plus écoutée du Nigeria, pays de quelque 190 millions d’habitants.

Mayowa Lambe, vedette de la matinale, reconnaît avoir « eu du mal » à perdre son accent anglais, durement travaillé pendant ses longues années d’étude. « Mais la vérité, c’est que tout le monde n’est pas éduqué dans ce pays. Et même avec un tout petit niveau d’éducation, tout le monde nous comprend et peut être informé. »

« Unir un pays divisé »

« J’adore écouter les infos en pidgin, parce qu’elles semblent moins tragiques », s’amuse Uduak Ubak, blogueur nigérian. « En pidgin, pour dire que des gens ont été tués (killed en anglais), tu dis qu’ils sont effacés (people don delete) ! » De même qu’un massacre en pidgin se dit « a do-badness-to-people », littéralement « quelque chose de mauvais fait à des gens ».

Attention à ne pas se méprendre : le vrai mot anglais « tuer » (to kill) existe bel et bien en pidgin. Mais il est exclusivement réservé à l’effet des jolies filles sur les hommes : « She dey kill me wit her mini-skirt ». Comprendre : « Je suis tombé amoureux de sa minijupe » et non pas « elle m’a assassiné avec sa minijupe ».

Wazobia FM et les dizaines de radios similaires nées dans son sillage ont donné une formidable reconnaissance au peuple, à ces poètes sans-le-sou qui ont plus appris l’anglais dans la rue que sur les bancs de l’école. Et, ironie de l’histoire, les gens éduqués se battent désormais pour l’apprendre. « C’est une langue qui n’appartient à personne et, en même temps, qui appartient à tout le monde », explique Bernard Caron, linguiste au CNRS, grand spécialiste du Nigeria. « C’est, je pense, ce qui va permettre d’unir ce pays si divisé. C’est aussi une manière de se réapproprier l’anglais et son identité. »

Finalement, tout le monde trouve sa revanche dans le pidgin. Bilkisu Labaran, qui n’avait pas le droit de le parler à la maison, a un peu le sentiment aujourd’hui de « marquer un tournant important dans l’histoire de cette langue », depuis son studio de la BBC. Et de marquer un tournant dans l’histoire post-coloniale du Nigeria ?, lui demande-t-on. Elle sourit : « Je n’osais pas le dire… »