Le metteur en scène et cinéaste Kirill Serebrennikov devant le tribunal de Basmany, à Moscou, le 23 août. / TATYANA MAKEYEVA/REUTERS

Rien n’a ébranlé la juge, ni la foule massée mercredi 23 août devant le tribunal de Basmany, à Moscou, réclamant la liberté pour le metteur en scène et cinéaste Kirill Serebrennikov, ni la présence de nombreux artistes et personnalités russes venus témoigner en sa faveur, à l’image de Natalia Soljenitsyna, la veuve d’Alexandre Soljenitsyne, ni la proposition d’Irina Prokhorova, sœur du milliardaire Mikhail Prokhorov, de prendre à sa charge la caution financière qui serait fixée. La cour a suivi l’avis des enquêteurs et placé le metteur en scène en résidence surveillée jusqu’au 19 octobre, sans possibilité de communiquer avec l’extérieur, dans l’attente d’un procès.

Interpellé mardi à Saint-Pétersbourg, puis transféré à Moscou où il avait été mis en garde à vue, Kirill Serebrennikov, 47 ans, a été présenté dès le lendemain, menottes aux poignets et escorté par des policiers cagoulés, devant un juge pour statuer sur son sort immédiat. Il est accusé par le Comité d’enquête, un organe judiciaire créé par Vladimir Poutine, de détournement de subventions publiques, évalué à 68 millions de roubles (environ 1 million d’euros) entre 2011 et 2014 pour le projet « Plate-forme ». Il encourt jusqu’à dix ans de prison.

« Je travaille honnêtement »

Casquette sur la tête, le directeur artistique du Centre Gogol, théâtre contemporain bien connu dans la capitale russe, a plaidé non coupable arguant que le spectacle Songe d’une nuit d’été tiré du programme incriminé avait été réalisé. « Toutes [ces] accusations me semblent improbables, absurdes et impossibles, a-t-il déclaré. Je travaille honnêtement. Je n’ai pas l’intention de fuir. Depuis mai [date de l’ouverture des investigations], j’étais en liberté et je n’ai pas créé d’obstacles à l’enquête ». Sa demande d’être remis en liberté pour poursuivre son travail – il tourne en ce moment un nouveau film –, et de lui restituer son passeport, confisqué, pour honorer ses engagements à l’étranger – il est attendu en septembre à Stuttgart pour monter une adaptation de l’opéra allemand Hänsel et Gretel – s’est heurtée à un refus.

« Serebrennikov avait l’intention de quitter le territoire de la fédération de Russie, il avait un permis de séjour en République de Lettonie », a affirmé un enquêteur.

En mai, Kirill Serebrennikov avait déjà fait l’objet de perquisitions à son domicile et au Centre Gogol. Son ex-chef comptable, Nina Masliaïeva, et le producteur Alexeï Malobrodski, ont été depuis lors placés en détention provisoire tandis que Youri Itine, l’ancien directeur de 7e studio, la troupe de théâtre dirigée par Kirill Serebrennikov, qui a bénéficié des subventions, était assigné à résidence. Les enquêteurs s’appuient aujourd’hui sur le témoignage de Mme Masliaïeva qui aurait confirmé un « plan de détournement de fonds de 68 millions de roubles ».

« Cette affaire est fabriquée »

Mercredi, ses soutiens se sont bousculés au tribunal Basmany. L’écrivaine Ludmila Oulitskaïa, la réalisatrice russo-arménienne Anna Melikian, le cinéaste Alexeï Outchitel ou bien encore l’écrivain satirique opposé à Vladimir Poutine, Viktor Chenderovitch, étaient ainsi présents. Il n’y avait pas, non plus, que des opposants. Andreï Malakov, présentateur de télévision, ou le chanteur populaire Kirkorov étaient aussi présents et d’autres, comme Vladimir Ourine, le directeur général du prestigieux Théâtre Bolchoï, ont tenu à apporter par écrit leur soutien à l’accusé. En juillet, le ballet Noureev mis en scène par Kirill Serebrennikov, avait pourtant été brutalement déprogrammé par le Bolchoï au motif inavoué de « propagande homosexuelle ».

Beaucoup dénoncent aujourd’hui un procès dirigé contre le trublion de la scène russe, de plus en plus en butte aux ultraconservateurs orthodoxes. « Cette affaire est fabriquée et ce qu’a dit ici l’accusation caractérise non Serebrennikov mais le travail de notre Comité d’enquête, a déclaré à la barre l’acteur et réalisateur Andreï Smirnov, qui fut membre du Festival de Berlin en 1988, cité par la défense. « Je n’ai aucune raison de douter de l’honnêteté professionnelle de Serebrennikov. Il ne fuira nulle part, pour moi, c’est évident et le voir derrière des barreaux (…) est intolérable », a-t-il ajouté.

« Préoccupation » de Paris

Depuis plusieurs mois, le directeur du Centre Gogol, est la cible de poursuites qui suscitent l’émoi dans le milieu artistique russe et au-delà. Kirill Serebrennikov est l’une des figures les plus connues de la scène russe à l’étranger et, sous son impulsion, le centre, rouvert en 2012, est devenu une scène contemporaine dynamique où des collectifs résidents sont accueillis.

En 2012, son film Betrayal (Izmena) avait été sélectionné en compétition à la Mostra de Venise, puis il avait remporté, en 2016, le prix François-Chalais au Festival de Cannes pour Le Disciple (Uchenik), présenté à Un certain regard, l’adaptation d’une pièce de l’auteur allemand Marius von Mayenburg, Martyr, qu’il avait mise en scène au Centre Gogol.

Mercredi, faisant écho à l’inquiétude manifestée par plusieurs acteurs et dirigeants de théâtres français, le porte-parole du Quai d’Orsay a fait part de la « préoccupation » de Paris.