LES CHOIX DE LA MATINALE

De retour sur les bancs de la fac ou à votre bureau au milieu de l’open space, ne vous laissez pas abattre : la littérature vous réservera de salutaires échappées belles !

« L’Art de perdre », d’Alice Zeniter

L’Art de perdre traverse l’histoire de l’Algérie à travers trois figures, trois générations : Naïma, née d’une mère dijonnaise, Clarisse, et d’un père kabyle, Hamid, cherche à percer les silences que celui-ci lui a légués, et dont il a lui-même hérité d’Ali, harki jadis notable en son pays, qui a tout perdu quand il fut chassé par le FLN, en 1962.

Ce saisissant roman est une enquête en filiation, qui vise à raccommoder le tissu de la généalogie. De « retour » en Algérie, ce pays dont elle ne connaît guère plus qu’une fiche Wikipédia, Naima tente de « combler les silences transmis entre les vignettes » : silences sur la guerre d’indépendance, sur l’exil des harkis, sur les camps où la France les « accueille », sur le déclassement des parents, la honte des enfants…

Avec une sensibilité rigoureuse et vaillante, Alice Zeniter, 31 ans, met des mots sur cette interminable aphasie, celle d’une famille, la nôtre aussi. Jean Birnbaum

FLAMMARION

« L’Art de perdre », d’Alice Zeniter, Flammarion, 510 pages, 22 €.

« Taba-Taba », de Patrick Deville

Après avoir raconté dans les cinq premiers tomes du cycle « Six Transit Gloria Mundi » (Pura Vida, Equatoria, Kampuchea, Peste & Choléra et Viva) des vies de héros ou de salauds, en tout cas d’hommes et de femmes qui ont fait l’histoire, Patrick Deville consacre le sixième, Taba-Taba, à sa famille.

Remontant à 1860, il retrace l’existence de trois générations, entre plongée dans les archives familiales, lecture de journaux de l’époque, voyage en voiture sur les lieux traversés par les siens ou, beaucoup plus loin, sur les « petites traces » de l’histoire française à travers le monde, en un mouvement d’aller-retour qui évite le « gallo-centrisme » et lui permet d’évoquer notre temps.

La phrase de Deville embrasse le monde entier et les époques ; elle offre au lecteur des raccourcis puissants. Au-delà de la chronique familiale et du road-trip, où humour et mélancolie s’épaulent, Taba-Taba est une méditation magnifique, très émouvante dans sa retenue, sur les hasards de l’existence et de l’histoire. Raphaëlle Leyris

SEUIL

« Taba-Taba », de Patrick Deville, Seuil, « Fiction & Cie », 434 pages, 20 €.

« L’Avancée de la nuit », de Jakuta Alikavazovic

Il fallait la nuit pour que les trajectoires a priori parallèles de Paul et d’Amélia se confondent. Pour que l’espace se réinvente à leur profit, loin des hiérarchies sociales du jour : deux étudiants, lui pauvre, elle riche ; un hôtel déserté où il est veilleur de nuit et où elle vit. On sait dès les premières lignes que tout cela finira mal, qu’Amélia se suicidera.

Le roman de Jakuta Alikavazovic dévide ainsi le temps passé comme s’il contenait déjà en lui le drame à venir. Ecrivaine de l’indistinction, de la zone, de l’apparition et de l’illusion, la romancière, née en 1979, livre un grand roman d’amour et d’épuisement, à la langue intense, qu’elle inscrit dans une géographie finie de l’histoire contemporaine récente, et du souvenir de la guerre en Bosnie (1992-1995). La nuit emporte ses personnages aussi sûrement que le talent rare, puissant et solaire, de Jakuta Alikavazovic. Nils C. Ahl

L’OLIVIER

« L’Avancée de la nuit », de Jakuta Alikavazovic, L’Olivier, 284 pages, 19 €.

« L’Invention des corps », de Pierre Ducrozet

Il n’y a pas de centre à L’Invention des corps. Il y a des personnages en cavale : Alvaro, le Mexicain rescapé de la tuerie d’Iguala, où ont péri 43 jeunes gens en septembre 2014, et qui s’est enfui aux Etats-Unis ; Adèle, la biologiste moléculaire ne restant jamais longtemps au même endroit ; Lin, la hackeuse transgenre de Hongkong ; Parker Hayes, le milliardaire transhumaniste qui veut échapper à la mort ; et puis Werner, dont le père a disparu dans un camp d’extermination, qui a vécu le mouvement hippie et participé à l’invention du Web.

Il y a des machines, des tubes, des circuits, des cellules. Il y a l’histoire du XXe siècle, et celle du XXIe qui se cherche. Constitué de quatre « mouvements », L’Invention des corps glisse d’un sujet à l’autre, crée des liens, parvient à faire tenir tout cela ensemble, et permet la cohabitation du tragique, de l’inquiétude et de la malice.

Avançant à toute allure sans égarer le lecteur, ce texte parfois virtuose n’est pas réductible à un plaidoyer contre le transhumanisme : sous ses faux airs de thriller, sous les grandes questions techniques et philosophiques qu’il pose, le quatrième roman de Pierre Ducrozet, né en 1982, s’interroge d’abord sur les manières d’habiter, aujourd’hui, un corps. La musicalité du texte, sa plasticité gracieuse, aussi, laissent entendre que, en dansant, c’est mieux. R. L.

ACTES SUD

« L’Invention des corps », de Pierre Ducrozet, Actes Sud, 302 pages, 20 €.

« Le Sympathisant », de Viet Thanh Nguyen

Dans le langage courant, le « sympathisant » est celui qui n’appartient pas à un parti, mais en épouse les vues. Etymologiquement, c’est celui qui fait preuve de sumpatheia – en grec, de « participation à la souffrance d’autrui ».

Dans Le Sympathisant, de l’écrivain américain Viet Thanh Nguyen – certainement l’un des romans les plus impressionnants de cette rentrée –, le narrateur est les deux à la fois. Conçu par un prêtre catholique français et une Vietnamienne, il est « naturellement prédisposé à la compassion ». Un avantage et un inconvénient dans son métier d’espion. Car l’homme est aussi une taupe des Vietcongs infiltrée dans le régime sud-vietnamien.

D’abord chargé d’organiser la fuite d’un général américain après la débâcle de Saïgon, il continue, aux Etats-Unis, à espionner ce militaire qui rêve d’une « mission de la dernière chance » : un retour au Vietnam via la Thaïlande…

Ecrite sous le signe de Graham Greene, cette confession d’un agent secret est plus qu’un roman politique engagé. C’est une réflexion subtile sur les ambiguïtés de l’Histoire « comme farce et comme tragédie ».

A propos de Greene, Mauriac, dans sa préface à La Puissance et la Grâce (Robert Laffont, 1948), écrivait que « ce livre s’adressait providentiellement à la génération que l’absurdité d’un monde fou prend à la gorge ». On pourrait en dire autant du Sympathisant, Nguyen n’y prêchant en définitive pour aucune cause évidente. Peut-être seulement la force des mots et le miracle de la vie ? Florence Noiville

BELFOND

« Le Sympathisant » (The Sympathizer), de Viet Thanh Nguyen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, Belfond, 504 pages, 23,50 €.