Cela fait vingt ans que le sociologue Pierre Coupiat, coordonnateur du laboratoire de recherches Peris Cantal, travaille sur le terrain du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac, où il étudie les pratiques festives des jeunes – en étroite collaboration avec l’association Accent Jeunes. Au fil d’une balade entre le cœur de ville et le camping municipal situé en périphérie, il nous livre ses réflexions : selon lui, le Festival d’Aurillac, dont la 32e édition a lieu jusqu’au 26 août, joue un rôle de socialisation, en particulier pour les jeunes gens qui vivent à la marge.

Vous êtes sur le terrain toutes les nuits, pendant le Festival d’Aurillac. Quelle est votre mission auprès des jeunes festivaliers ?

Nous sommes une équipe de douze travailleurs sociaux, dont des chercheurs. Une équipe de jour et trois de nuit. De 23 heures à 6 heures du matin, nous sillonnons la ville, nous informons les jeunes et échangeons avec eux, désamorçons d’éventuels conflits ou des situations anxiogènes. Nous sommes, en quelque sorte, des accompagnateurs de fête. Nous avons ouvert également une aire d’accueil, L’Oasis, dans l’immense camping municipal de La Ponétie, en périphérie de la ville. Tous les campeurs peuvent venir s’y poser, et en premier lieu les jeunes, qu’ils soient ou non consommateurs de drogues, qu’ils soient ou non en galère, qu’ils soient ou non en « descente » suite à une consommation de produits. Mais on leur demande de ne pas apporter leurs produits ni d’alcool sous la tente. Des familles peuvent aussi venir se renseigner, pour la prévention.

Comment travaillez-vous avec les jeunes festivaliers en situation précaire ?

Au départ, il y a une vingtaine d’années, notre mission était ciblée sur les jeunes qui vivent à la marge, dans leurs camions toute l’année, avec souvent des pratiques de consommation de drogues diverses. Pour le grand public, c’est la représentation de la zone. Mais cette frange de jeunes se fait de plus en plus rare dans le centre-ville. Aujourd’hui, les punks ont quasiment disparu, mais la mode punk fait vendre ! Il ne faut pas confondre l’apparence de certains jeunes avec leur mode de vie.

Il n’y a donc pas une jeunesse, mais ce sont des jeunesses qui se rencontrent à Aurillac. Les vrais zonards ne sont plus qu’une poignée – je dirai une vingtaine tout au plus autour du square Vermenouze en centre-ville. Vers 1 heure du matin, ils décampent et retournent pour la plupart dans leurs camions.

Dans une rue d’Aurillac pendant le Festival de théâtre de rue en août 2016. / VINCENT MUTEAU

Qui sont alors les autres jeunes qui ont ce look néo-punk ?

Ils sont très divers : pour certains, Aurillac est une étape dans la balade festivalière de l’été, des fêtes de Bayonne à Jazz in Marciac. Ils se cherchent, testent des identités et des pratiques culturelles différentes : punks un jour, néobabs le lendemain, étudiants à la rentrée… Ils sont multi-appartenants, et peuvent être zonards juste le temps de l’été.

Vous notez aussi, depuis une dizaine d’années, la présence toujours plus forte de groupes de jeunes filles…

Oui, ces jeunes filles arrivent parfois dans leurs propres camions, en totale autonomie. Il y a dix ans, on avait fait l’hypothèse qu’il y avait une sorte de mimétisme avec le comportement des garçons.

Mais on faisait fausse route. Ce phénomène doit être analysé sous l’angle de l’émancipation : pour ces jeunes filles, il s’agit de développer des pratiques de fêtes qui leur sont propres, de marquer l’espace public avec leur féminité, et leurs choix vestimentaires, quels qu’ils soient. Bien sûr, il y a des rencontres, et l’on voit plein de filles et de garçons ensemble. Mais Aurillac est devenu aussi un formidable terrain pour étudier une géographie assez genrée : le nord du centre-ville, rempli de bars, est très masculin, les filles ont plutôt tendance à investir l’espace public dans le sud.

Les jeunes viennent-ils au festival pour les spectacles, ou plutôt pour vivre une expérience de liberté – plutôt rare – dans la ville ?

Ces jeunes sont avant tout des êtres culturels. A Aurillac, ils apprennent sans danger leur singularité, tout en étant festivaliers comme tout le monde. Le festival est un éveil à la socialisation de ces jeunes. On observe d’ailleurs une normalisation des pratiques festivalières, avec des comportements davantage inscrits dans la norme sociale.

Mais bizarrement, cette normalisation ne s’accompagne pas d’une baisse de la consommation de drogues. Au contraire, il y a une banalisation et une amplification de la consommation de produits, du fait de leur faible coût et de leur accessibilité plus grande via Internet. Certains cachets ne coûtent pas plus cher qu’un mojito, et le choix est vite fait… Il y a comme une démocratisation. Et des pratiques plus isolées : les jeunes peuvent se renseigner via les réseaux sociaux, sans recourir à la transmission des aînés.

Le fait de devenir festivalier rompt-il cet isolement ?

Oui, car la pratique culturelle du festival produit du sens collectif. C’est pourquoi nous nous sommes rapprochés des programmateurs d’Aurillac. Il est crucial pour nous, sociologues, éducateurs, d’être très connectés avec les artistes et les gens de la culture.

Comment ces jeunes réagissent-ils au dispositif de sécurité installé pour la deuxième année consécutive à l’entrée du centre-ville ?

Depuis deux ans, dans le cadre de l’état d’urgence, la ville et la préfecture nous ont demandé de faire de la médiation au niveau des barrières et du filtrage du public. La barrière doit être pensée comme un seuil, et non comme une frontière – ce fut le cas l’an dernier car le dispositif était mal réglé. Un seuil, c’est l’accueil, ni dedans ni dehors. Et l’hôte doit rester un hôte. On essaie d’échanger sur toutes ces notions. Avec ce périmètre de sécurité, Aurillac est en train de se rapprocher d’Avignon, du moins sur un plan spatial. On est à l’intérieur ou à l’extérieur des remparts… Enfin, ce périmètre de sécurité produit une accélération du phénomème de normalisation des comportements dont nous parlions plus haut.

A Aurillac, que trouve-t-on à l’extérieur du périmètre « sécurisé » ?

Entre autres, beaucoup de collectifs d’artistes : ils se regroupent en périphérie de la ville le temps du festival, souvent sous des chapiteaux, et programment des spectacles, font de la restauration… En terme d’accueil, on a beaucoup à apprendre de ces collectifs. Ils nous invitent à venir les voir, à sortir du cœur de ville. Accessoirement, ces lieux sont bien moins sécurisés que le centre-ville.