Quand j’étais adolescente, l’objet le plus important de ma vie était un Discman. Après avoir passé des années à user les bandes magnétiques de mes K7 en mode « repeat - auto-reverse », l’arrivée sur le marché d’un lecteur qui déversait dans mes oreilles un son aussi pur que celui du CD me paraissait être un saut technologique indépassable. J’avais élaboré des stratégies pour le tenir à plat pendant mes trajets jusqu’au lycée (pour qu’il ne s’arrête pas), j’avais ­toujours des piles de rechange, et je connaissais tout par cœur, jusqu’à la ­durée du silence entre deux morceaux sur chacun de mes albums.

En vacances, cet été, j’ai allumé le Wi-Fi, puis mon enceinte portable, puis ma plate-forme d’écoute de musique en streaming, et j’ai appuyé sur « lecture aléatoire » (ou « flow », selon le jargon du fournisseur). C’est le luxe de notre époque : avoir le choix de ne plus choisir. Tout comme, la veille au soir, j’avais suivi les recommandations de ma plate-forme vidéo, j’ai délégué mes envies ­musicales à un robot. Cela a donné, successivement : Machine Head, Ainsi font, font, font, David Guetta. Soit quatre minutes de violence pure, deux de comptine sirupeuse, cinq de soupe extatique. J’ai donc eu envie tour à tour de secouer mes cheveux en m’enfonçant dans un sol boueux, de jeter ma fille par la fenêtre et d’aller faire un cours de gym suédoise.

Vieille ring’ des années 1980

Comment en suis-je arrivée là ? Ou, plutôt, qui suis-je ? Quel étrange moulage de ma personne me renvoie l’algorithme ? Vieille ring’des années 1980 nostalgique de son adolescence, mère au bord de la crise de nerfs, reine du ­fitness et du quinoa. En y réfléchissant, je me suis aperçue que ce Top 50 accéléré de ma vie ne me déplaisait pas. Avec un tel zapping, au moins, je ne risque pas de me lasser. Je serais aujourd’hui bien incapable de me plonger dans un double album interminable qui, à l’époque, me paraissait trop court.

Musicalement, c’est un drame : la mort de la face B, du temps mort et du récit. Humainement, ce n’est pas mieux : je me fragmente.

Autrement dit, mon cerveau a muté. Ma pensée serpente par segments de trois minutes trente et non plus d’une heure. Il me faut des tubes, des hits, du plein régime. Musicalement, c’est un drame : la mort de la face B, du temps mort et du récit. Humainement, ce n’est pas mieux : je me fragmente. Serai-je bientôt incapable de lire une nouvelle sans m’interrompre pour actualiser mes mails, d’écrire des articles de plus de 140 signes ou de passer une journée dont chaque heure ne soit pas découpée par activité dans mon iAgenda ?

Ou alors – c’est la version optimiste à ­laquelle je m’accroche comme à une bouée –, les plates-formes en ligne sont en train d’inventer une nouvelle langue. Ces morceaux de nous qu’elles diffusent selon un calcul mathématique seraient comme des associations libres sur le divan d’un psychanalyste. Un flow aussi révolutionnaire que le stream of consciousness de Joyce et Woolf.

J’en étais là quand ledit flow m’a joué un sale tour : Jean-Michel Jarre. J’ai soudain manqué d’Oxygène.