Un « selfie » de Sarah Toumi avec Emmanuel Macron à l’Elysée, à Paris, le mardi 29 août. Image tirée de sa page Facebook. / Facebook

Mardi 29 août, Emmanuel Macron a reçu la Franco-Tunisienne Sarah Toumi et les dix autres membres du Conseil présidentiel pour l’Afrique à l’Elysée, une entité créée ce jour-là et chargée d’éclairer la politique du président français en Afrique. Un mois plus tôt, c’était un groupe de femmes qui attendait la trentenaire à Bir Salah, en Tunisie, fichus sur la tête, rires en bandoulière, prêtes à dégainer quatre bises chacune. C’était déjà une victoire qu’elles soient ici, réunies, dans leur village, à trois heures au sud de la capitale tunisienne. Les maris, les oncles et les frères leur avaient répété : « Que vas-tu faire là-bas ? Ne perds pas ton temps ! », mais elles étaient là. Ces 21 agricultrices attendaient donc Sarah Toumi et leurs contrats pour planter du moringa.

Lutter contre la pauvreté des femmes

Le moringa : une graine, un arbre « miracle ». Il pousse très vite avec peu d’eau et protège les sols. Ses feuilles, qui se mangent en salade ou en poudre, se vendent à prix d’or. Et pour cause : elles soignent le diabète, contiennent deux fois plus de protéines que le yaourt, trois fois plus de potassium que la banane, quatre fois plus de calcium que le lait et sept fois plus de vitamine C que les oranges. Sarah Toumi a misé, entre autres, sur cette graine pour lutter, à l’échelle de ce village, de son pays, et même du Maghreb, contre la désertification et la pauvreté.

Moringa, arbre miracle ou mirage ?

La vague « moringa » frappe la Tunisie, l’Afrique, le monde. La graine « magique » qui soigne les maux, la terre et les porte-monnaie a été apportée en Tunisie par Sarah Toumi il y a cinq ans. Entre miracles et mirages, la saga moringa bat son plein, au rythme des aléas de l’entreprenariat social au féminin. Un univers à découvrir avec notre série en trois épisodes : les difficultés derrière la success-story, les dangers de la bulle spéculative et le potentiel des nouvelles technologies.

Son projet et son profil ont séduit les médias internationaux, les bailleurs de fond et la présidence française. Elle est par ailleurs l’une des personnes les plus médiatisées de Tunisie et est entrée récemment dans le top 30 des entrepreneurs sociaux de moins de 30 ans de Forbes. Le magazine économique américain affiche son profil juste en dessous de celui la jeune Pakistanaise Malala Yousafzai, Prix Nobel de la paix. On y lit que Sarah « a créé une coopérative avec des agricultrices locales qui ont planté des arbres et ont été capables de vendre le produit des arbres, de la gomme arabique et de l’huile de moringa comme source de revenus ». Le communiqué de l’Elysée énonce, lui aussi, qu’elle est la « seule Arabe ou Africaine à figurer sur la liste (Forbes) 2016 ».

Problème : la coopérative dont parle Sarah Toumi depuis 2013 n’existe toujours pas, les agricultrices n’ont encore tiré aucun revenu du moringa et il ne reste qu’un seul terrain en mesure d’approvisionner la Sarl Acacias pour tous à Bir Salah, celui de l’une de ses tantes. Rien n’est perdu, mais la cape de super-héroïne semble avoir été attachée un peu tôt sur les épaules de Sarah, au risque de l’étouffer.

L’ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d’Arvor, en parle comme d’une « femme formidable », une « amie », pour laquelle il organise fin octobre un événement de levée de fonds à Tunis pour lui « permettre d’avoir quelques dizaines ou centaines de milliers de dinars supplémentaires afin d’atteindre son objectif d’un million d’arbres. Elle est très autonome, simplement elle a besoin d’argent ». Sur son scooter, en route pour l’Elysée lui aussi, il explique qu’il a été sensible au « parcours personnel de Sarah, particulièrement intéressant, ce retour assez rare d’une enfant de la diaspora, au prix de sacrifices ».

Recommencer encore une fois

Ce 3 août, à Bir Salah, est un moment décisif, pour ne pas dire de crise, malgré les bonbons qu’on dépose sur le couscous comme pour les jours de fête. Sarah Toumi l’énonce avec un sourire un peu figé, les pieds sur la terre de son grand-père, craquelée par la pénurie d’eau. Après des années d’annonces grandioses sans traduction concrète sur le terrain, il n’est pas aisé de regagner la confiance des agricultrices, de vaincre leurs résistances, de recommencer encore une fois.

Le rendez-vous était fixé au Fortin de la connaissance, un lieu impeccable, blanc et bleu turquoise, construit avec une partie de la subvention de 160 000 euros que Sarah avait obtenue en 2012 de l’opérateur de télécom Orange pour aider le village. « L’idée de sortir de la maison pour se réunir dans un club, un endroit qui n’est ni le foyer ni le champ, n’est pas simple », explique-t-elle.

Depuis 2012 et son déménagement de Paris en Tunisie, Sarah Toumi s’emploie à planter du moringa à Bir Salah, faisant découvrir au village et au pays, via son compte Facebook notamment, cet arbre providentiel. Et pourtant. Etre femme, entrepreneuse, promouvoir une révolution verte en émancipant les agricultrices ne se fait pas d’un coup. Beaucoup d’espoirs ont été projetés sur la jeune femme : changer un pays et créer une politique agricole plus vite que les saisons. En résumé, la mission d’une agence de développement sur les épaules d’une entrepreneuse sociale de 30 ans.

« Le problème des bailleurs de fonds internationaux, c’est qu’ils aiment le romantisme. Une femme arabe, entrepreneuse, qui réussit et transforme son pays, ouaouh, ça change des méchants terroristes ! », grince Mehdi Baccouche. L’entrepreneur social tunisien est un ami de Sarah et lance cet avertissement avec bienveillance aux financeurs étrangers : « On met les entrepreneurs sociaux trop vite en avant par rapport aux difficultés du terrain. Ça fait de belles histoires, mais il faut des années pour concrétiser quelque chose en Tunisie. Et il est encore difficile d’être crédible en tant que femme ici. On leur crée des obstacles si on ne leur laisse pas le temps. »

Fantasmes et rivalités familiales

De fait, les difficultés n’ont pas manqué depuis cinq ans. Sarah parle même de ses « pires années », tout en restant déterminée. « J’ai posé cette année un ultimatum aux agricultrices : soit on crée une coopérative et on fait un travail clair, précis, net ; soit on arrête. Il y a un moment où on ne peut pas continuer à dépenser de l’argent et du temps. En posant cet ultimatum, j’ai enfin rencontré des femmes motivées. »

Sarah Toumi à Bir Salah, avec le moringa produit par sa tante et qu’elle s’apprête à broyer pour obtenir de la poudre. / Camille Lavoix

Que s’est-il passé depuis 2012 ? Sarah qualifie cette période « d’expérimentation ». Une expérimentation très médiatisée pour celle qui a accumulé prix et distinctions : des 80 000 dollars d’Echoing Green, en passant par une bourse Ashoka qui lui assure trois ans de salaire, 15 000 euros de la bourse Amlie de la fondation belge du Roi Baudoin, les 50 000 francs suisses des Rolex Awards ou encore les 40 000 euros de La France s’engage au Sud. W4, la plateforme de levée de fonds pour des projets d’émancipation des femmes, a pour sa part investi 160 000 euros pour 2016 et 2017, avec un budget prévisionnel de 250 000 euros sur cinq ans.

L’entrepreneuse explique que les agricultrices qui avaient initialement bénéficié du projet ont « disparu », comme les plans de moringa mis en terre les premières années. Il ne reste donc rien de ce qui a été fait entre 2012 et 2015. Quant au moringa qui a poussé en 2016 et 2017 il est « inaccessible », explique Sarah, les planteuses ayant quitté le projet pour le moment. Il ne reste que le terrain de l’une de ses tantes, Selma Sghaier et son fils Anis, pour fournir la Sarl en moringa : un demi-hectare et 5 000 plants en tout.

Les raisons cette absence de résultats tangibles sont multiples. L’effet spéculatif du moringa a poussé certaines bénéficiaires à garder les graines obtenues ou à les planter dans leur coin, espérant devenir millionnaires en tournant le dos aux structures mises en place par Sarah, dont une Sarl et une association. Les fonds injectés dans ce petit village ont par ailleurs alimenté fantasmes et rivalités familiales, au point que Sarah a préféré s’installer à Tunis, dans le quartier chic du Lac, plutôt que dans la maison familiale de Bir Salah. Enfin, le fait de mettre des femmes en avant n’a pas plu à tout le monde, entraînant une série de retards.

A cela s’ajoute un contexte difficile : des conditions de transport chaotiques, un réseau Internet défaillant et des imprimantes de cybercafés hors service. « Je ne sais pas ce qui est mieux, m’énerver ou m’habituer à tout cela. Ici on dit “Allah ralb”, “Dieu gagne, c’est comme ça”, je ne supporte pas cette expression fataliste », articule la jeune femme. Signe de nervosité, son équipe à Tunis de quatre salariées a connu un taux de rotation important.

« La peur qu’on parle de toi »

Aujourd’hui, les compteurs ont été remis à zéro : Naziha, 28 ans, la nouvelle coordinatrice locale, a été nommée en décembre 2016. Elle découvre l’univers du moringa, comme la plupart des femmes réunies en ce début août. Elles ont bénéficié de formations de permaculture et attendent les graines, qui arriveront quelques jours plus tard. Elles ont pu se faire la main en plantant en début d’année des arbres fruitiers sur leur terrain, encouragées par une subvention issue du financement de W4 de 1 320 dinars (453 euros) par agricultrice, le projet s’étendant désormais au-delà du moringa.

Naziha connaît Sarah depuis l’enfance. Elle a bénéficié des services de l’association que Sarah avait créée en 2006 avec son père, Ajmi Toumi, mort prématurément en 2012 à l’âge de 55 ans, pour distribuer livres, ordinateurs et matériel hospitalier. Son salaire de l’association lui permet de vivre, alors qu’elle attend depuis plus d’un an d’être payée pour ses heures comme enseignante au collège du village.

Les entrepreneuses en herbe confient, à voix basse, les embûches propres à leur condition féminine, la crise de larmes d’une tante après la publication sur Instagram d’une photo d’une nièce posant avec des feuilles de moringa ou des fiançailles rompues parce que le travail de la fiancée auprès de Sarah faisait craindre qu’elle néglige son foyer. « C’est la peur qu’on parle de toi », lâche Sarah. « Une femme n’a que sa réputation. Si on commence à dire qu’elle est sur Facebook, les questions s’enchaînent : il y a des photos ? Quel genre ? Si c’est une fille qui sort, qui voit des gens, peut-être qu’elle ne sera pas assez disponible pour son mari, que ce ne sera pas une bonne épouse. »

En mars 2016, à la question « Qui peut aller à Hammamet pour une formation avec une nuit à l’hôtel ? », aucune réponse. Sur douze appelées, pas une seule n’a osé demander l’autorisation au père, au frère, au mari. Résultat : pas de formation et 40 000 euros de subventions annulées.

Des questions, des tiraillements, elles en ont plein la tête devant les promesses d’émancipation du moringa et le quotidien rigide d’une société conservatrice. Sarah n’y échappe pas, à commencer par l’éternel « Comment je m’habille » ? « Je viens toujours en manches longues, je respecte les traditions, mais je me respecte aussi. Peut-être que ma plus grosse erreur, ç’a été de ne pas mettre des limites dès le début. » Sur les photos des premières plantations de 2012, qui ornent les murs du Fortin, Sarah apparaît voilée. « J’avais peur d’être rejetée à cause de [mes cheveux]. » Depuis un an, elle ne porte plus de foulard. « Je suis féministe musulmane, je respecte les choix de toutes, mais je ne porte plus le voile car cela ne fait pas partie de mes convictions, ce n’est pas moi. »

Impossible de séparer la dimension personnelle du projet professionnel quand les champs sont familiaux, quand tous les voisins sont cousins et quand les 5 000 âmes du village (et au-delà une partie de la Tunisie, via les médias) se mêlent des décisions de quelques femmes. Suite à des désaccords avec l’une de ses tantes, ancienne coordinatrice locale, Sarah et W4 vont désormais faire appel à un volontaire international afin que le projet reprenne : « Fini les trucs de famille ! lâche Sarah. On ne peut pas laisser disparaître les femmes qui ont participé au démarrage du projet. Elles vont revenir pour écouler leur stock de récolte, cette période de crise sera positive et donnera une autre dimension à l’entreprise. »

« Etre une pionnière »

Depuis des années, Sarah tente d’étendre sa campagne. Elle a à cet effet désigné ou recruté une douzaine d’« ambassadeurs », chargés de planter du moringa et de porter la cause dans toutes les régions du pays. Mais, là encore, les trois quarts des « ambassadeurs » ont « disparu », avec les graines. Certains sont encore actifs, mais aucun comme à Zaghouan, à 60 km au sud de Tunis, où un groupe de femmes remarquables pourrait bien donner aux projets de Sarah Toumi un second souffle.

« Mme Nejia » comme on l’appelle ici, est une femme directe, dont le temps est compté et qui n’a pas l’air d’une retraitée de 60 ans. A la tête de la section féminine d’un syndicat agricole, elle a organisé les agricultrices au sein d’une coopérative, exclusivement féminine, et veut revendre sa production aux structures mises en place par Sarah. Elle invitera un jour des hommes à participer, quand « il y aura assez de femmes dans les institutions politiques et dans les postes dirigeants des entreprises ». Pour l’instant, c’est niet.

Les pionnières de la coopérative de Zaghouan, Nejia (à gauche), Naima (au centre) et Souhel sur leurs premières plantations de moringa. / Camille Lavoix

« Il ne faut pas être toujours dépendante des hommes ou des autres pays, des aides et des entreprises internationales. Il faut réfléchir à l’autosuffisance, minimiser les importations, éviter la colonisation alimentaire », affirme celle qui a croisé Sarah début 2017 lors d’un séminaire sur l’eau à Hammamet. Nejia a été immédiatement séduite par la « nouveauté moringa » et a voulu « être une pionnière et participer ».

Aussitôt dit, aussitôt fait. Nejia et cinq femmes de la coopérative ont investi dans des systèmes d’irrigation goutte-à-goutte, suivi quelques formations avec l’association, reçu les graines qu’elles ont plantées. « La médiatisation a quand même un avantage. Moi, je ne peux pas aller voir Carrefour ou Monoprix, qui va me recevoir ? Mais Sarah est écoutée, elle a une vraie force de négociation et pourra vendre nos produits », assène, confiante, Nejia.

Ce qui l’intéresse le plus, ainsi que son équipe, c’est la garantie d’achat qu’offre Sarah. « Normalement, je choisis ce que je plante en fonction de ce qui se vend au marché où travaille mon mari », explique Naïma, une autre membre de la coopérative de Zaghouan. Karatéka à ses heures, elle grimpe aux amandiers et les secoue avec poigne, cultive des figues de Barbarie, fabrique son charbon, gère une boutique et un petit business de couture. Mais ce qui l’enthousiasme le plus, désormais, c’est le moringa.

Ce matin, elle prépare le petit déjeuner aux premières lueurs de l’aube. A 5 heures, les rues et les champs sont pleins de femmes. Celles qui rentrent de l’usine, celles qui partent semer. « On travaille beaucoup mais il y a toujours l’angoisse de ne pas vendre ou que le prix chute. Sarah nous garantit un prix de rachat, on peut planter tranquilles », se réjouissent les deux femmes.

« Je crois qu’on touchera même 80 dinars (27,45 euros) par kilo », poursuit Nejia. Justement, sur les prix, règne une certaine confusion que Sarah n’aide pas à clarifier. Lors d’entretiens répétés pour ce reportage, elle affirme vouloir reverser 35 dinars par kilo aux agricultrices (12 euros), alors que les documents financiers soumis à ses investisseurs tablent sur un prix de vente à 6 euros le kilo, le cours mondial actuel. Cela n’entame pas l’enthousiasme des agricultrices. « On s’en fout, ce sera toujours mieux que rien et ce sera forcément bien, nous avons confiance ! », concluent-elles.

Prochain épisode: les dangers de la bulle spéculative du moringa