Rien de mieux, pour juger du génie d’un comédien, que la sortie quasi simultanée de deux films signés, la même année, de réalisateurs très différents. Alberto Sordi est un acteur qui impose son rythme aux films dans lesquels il apparaît. Comment chaque cinéaste parvient-il à tirer une sonorité singulière de ce qui apparaît finalement com­me un instrument de musique très complexe ? L’acteur a exemplairement incarné, on le sait, un certain type de personnages, le Romain veule et combinard tout autant (et parfois simultanément) que le naïf maladroit et malchanceux. Comment articuler ces deux dimensions apparemment opposées ? Comment obtenir d’un tel instrument à la fois les tons les plus extrêmes, du grave à l’aigu, mais aussi les sensations les plus contradictoires dans l’obtention d’un son littéralement inouï ?

Dans Profession : magliari, réalisé par Francesco Rosi en 1959, Sordi incarne un Italien immigré en Allemagne qui dirige une ban­de de représentants de commerce, tentant de vendre, en utilisant des méthodes proches de l’escroquerie, des étoffes de piètre qualité et des tapis. Cinéaste ouvertement politique, comme le démontrera la carrière qu’il suivra par la suite, Rosi propose, derrière la tragi-comédie d’un exil parfois burlesque, une réflexion sur le déracinement, le choc des cultures et, in fine, la lutte des classes dans un environnement où règne la prostitution, littérale ou métaphorique.

Le film de Rosi paie évidemment sa dette au néoréalisme, dont il constitue une variation un peu dégradée

Sordi y est un bonimenteur qui passe son temps à convaincre les acheteurs éventuels d’acheter sa douteuse marchandise, mais aussi ses complices de le suivre dans des projets souvent aléatoires. Le récit lui accorde de longues plages ­logorrhéiques au cours desquelles se met en place un théâtre, parfois épuisant (mais c’est bien la singularité de son art), au service du contrôle mental d’un interlocuteur quelconque. L’avant-dernière séquence est un long plan au cours duquel l’escroc, momentanément vaincu, monologue follement au volant de sa voiture, ­condensant génialement les événements que le film a décrits précédemment. Le film de Rosi paie évidemment sa dette au néoréalisme, dont il constitue une variation un peu dégradée. Les plans tournés dans les rues d’Hanovre ou d’Hambourg sont, à cet égard, impressionnants. Mais comme toute fable morale, celle-ci se perd – notamment avec le personnage de Renato Salvatori, qui incarne un émigré candide et intègre –, dans un discours édifiant qui annoncera les lourdes ­fables politiques que le réalisateur tournera par la suite.

Profession Magliari Bande-annonce VOSTFR
Durée : 01:41

Emotions contradictoires

Le Veuf est signé Dino Risi, qui réalise le film en 1959. Le cinéaste, comme à son habitude, y préfère la bouffonnerie amorale et vacharde à la bonne parole idéolo­gique. Sordi est Alberto Nardi, un industriel particulièrement désastreux, dominé par une épouse ­riche qui lui empêche toute initiative professionnelle et personnelle et qui ne cache pas, notamment à l’entourage du couple, le mépris qu’elle ressent à son encontre. Le personnage que l’acteur incarne, au moment même où il apprend la mort de celle-ci dans un accident de train, invente littéralement un visage où se mêle à la fois l’affliction (pour la galerie, car il est entouré de ses employés et ouvriers) et une joie qui ne demande qu’à déborder.

Là s’impose le génie comique de l’acteur, dans cette houle imperceptible et ­om­brée qui traverse ses traits d’émotions contradictoires. On a, avec Le Veuf, aussi bancal que soit le film (il est visiblement constitué de trois parties assez inégales : l’infernal quotidien conjugal, les suites du décès présumé de l’épouse et sa « réapparition » et enfin les préparatifs de l’assassinat de cette odieuse conjointe), ce qui singularise ce genre qu’on appelle « comédie à l’italienne » : une capacité à rire de la mort elle-même et une cruauté qui reconnaît à l’homme une part d’humanité inhumaine qu’au­cune morale ne saurait tempérer ou affecter.

LE VEUF (Il vedovo) de Dino RISI - Official trailer - 1959
Durée : 01:30

Profession : magliari, de Francesco Rosi (1959). Film italien avec Alberto Sordi, Renato Salvatori, Belinda Lee (1 h 51). Sur le Web : lesfilmsducamelia.com/i-magliari
Le Veuf, de Dino Risi (1959). Film italien avec Alberto Sordi, Franca Valeri, Livio Lorenzon (1 h 40). Sur le Web : www.acaciasfilms.com/index.php?page=le-veuf