Audience de contestataires anglophones au tribunal militaire de Yaoundé en 2017. Certains encourraient la peine de mort pour « rébellion ». / Camer.be

Un soulagement teinté de colère règne, jeudi 31 août, au sein de la famille de Paul Ayah Abine. La libération de cet ancien avocat général près de la Cour suprême du Cameroun et candidat à la présidentielle de 2011 est intervenue de manière presque aussi inattendue que son arrestation. « C’est une immense satisfaction que ce calvaire ait pris fin. Pendant plus de sept mois, mon père n’a jamais été présenté à un juge. Il était un otage dans les locaux du SED [le secrétariat d’Etat à la défense] où il est subitement devenu cardiaque et quasiment aveugle de l’œil gauche », raconte son fils Ayah Ayah Abine.

Ancien député du parti au pouvoir, leader de la minorité anglophone connu pour ses positions en faveur d’un retour au fédéralisme, Paul Ayah Abine avait été arrêté à Yaoundé le 21 janvier sans qu’aucun motif de poursuite ne lui soit signifié. L’annonce de sa libération a été faite mercredi après-midi sur les ondes de la radio nationale par la lecture d’un communiqué indiquant que « le président Paul Biya a ordonné l’arrêt des poursuites pendantes devant le tribunal militaire de Yaoundé contre Paul Ayah Abine, Félix Agbor Nkongho et Neba Fontem Aforteka’a [deux dirigeants du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium, Cacsc] et certaines autres personnes interpellées. » Jeudi soir, 22 militants anglophones ont été libérés à Yaoundé. Les autorités évoquent « une première vague » d’élargissements de 55 personnes. Certaines, accusées de terrorisme et rébellion, encouraient la peine de mort.

« Vertus de tolérance »

Selon la règle au Cameroun, la clémence est descendue des collines du palais d’Etoudi – la présidence –, sans signe annonciateur et avec pour seule justification « la volonté inébranlable du chef de l’Etat de rechercher en tout temps les voies et moyens d’une résolution pacifique des crises grâce aux vertus de la tolérance, du dialogue et de l’humanisme ».

Depuis qu’elle a éclaté en octobre 2016 par un mouvement de grève d’avocats, rejoints un mois plus tard par des enseignants, la crise dans les deux régions à majorité anglophone du Cameroun a fait au moins neuf morts, près de 90 personnes ont officiellement été arrêtées – plus de 200 selon l’opposition –, et, sur ordre des autorités, le réseau Internet a été coupé pendant plus de trois mois dans les zones frondeuses entre janvier et avril.

La répression des manifestations a radicalisé les protestataires. Les revendications initiales demandant la prise en compte des spécificités – notamment linguistiques et juridiques – de cette partie du pays, qui abrite environ 20 % de la population, ont cédé la place à des appels à un retour au fédéralisme, en vigueur jusqu’en 1972, puis, pour les plus radicaux, à une sécession avec le reste du Cameroun. A Bamenda, la capitale du Nord-Ouest, et dans ses environs, les enfants ne vont plus à l’école, les tribunaux sont à l’arrêt, et chaque début de semaine est rythmé par une journée « ville morte ».

« Les arrestations de journalistes et de militants opérées au mois d’août démontrent que le pouvoir n’était pas dans une logique d’apaisement. Je pense que le président a eu peur d’une nouvelle année blanche à moins d’une semaine de la rentrée scolaire. Cela ressemble à une décision précipitée alors que le taux d’inscription dans les écoles de la zone anglophone tourne autour de 5 % et que les incidents violents se multiplient », décrypte Hans de Marie Heungoup, de l’organisation International Crisis Group (ICG).

Caste vieillissante et insondable

Alors que les journées « ville morte » tiennent en partie grâce à la contrainte et que des écoles et des commerces ont été encore incendiés, au cours du mois d’août, une cache d’armes aurait été découverte par la police près de Bamenda. L’ambassade du Cameroun en Afrique du Sud a été vandalisée, et celle au Canada a vu son drapeau remplacé par celui de l’Ambazonie, la République dont rêvent les séparatistes.

« Le problème anglophone plonge ses racines dans une réunification mal conduite, fondée sur un projet centraliste et assimilationniste, et une marginalisation économique et administrative », analyse l’ICG dans son dernier rapport sur le sujet. Cependant, si elle trouve sa genèse dans le partage entre la France et le Royaume-Uni, après la première guerre mondiale, de l’ex-colonie allemande du Kamerun, cette crise est aussi symptomatique des maux qui minent l’ensemble de ce pays dirigé par une caste vieillissante et insondable.

La mesure du président Paul Biya peut contribuer à apaiser les tensions, mais elle enterre encore un peu plus toute croyance en l’indépendance de la justice. Jeudi soir, dans l’attente que ses clients soient effectivement libérés, Claude Assira, l’un des avocats de la défense, ne pouvait que constater son impuissance. « Dans ce pays, dit-il, il suffit d’une seule personne pour déclencher un rouleau compresseur judiciaire. Inversement, tout s’arrête par la volonté de cette même personne pour des raisons qui nous sont inconnues. En tant qu’avocat, je ne peux pas grand-chose, puisque tout dépend de l’exécutif. »