Eric Schmidt, le président d’Alphabet, le conglomérat qui rassemble toutes les activités de Google, a-t-il fait pression sur un influent think tank américain pour obtenir le licenciement d’un chercheur jugé trop critique ? Barry Lynn, auteur d’un texte approuvant la récente amende record de la commission européenne contre le géant du Web, et critique de la concentration économique dans les nouvelles technologies, affirme que son programme auprès de la fondation New America a été abruptement arrêté en raison de pressions exercées par M. Schmidt.

La fondation New America, qui compte 200 salariés, est un important cercle de réflexion de Washington. Parmi ses dix principaux sponsors figurent Google, mais aussi M. Schmidt et sa famille, qui ont donné 21 millions de dollars (17,6 millions d’euros) au total depuis 1999. M. Schmidt a également présidé le conseil d’administration de la fondation.

Selon Barry Lynn, M. Schmidt s’est plaint auprès de la présidente de la fondation de son texte dénonçant le monopole de fait exercé par Google dans plusieurs secteurs. Le texte en question a été brièvement dépublié du site de la fondation, avant d’être remis en ligne sans explication. M. Lynn a ensuite été informé que la New America souhaitait mettait fin au projet Open Markets, qu’il dirigeait. Dans un courriel consulté par le New York Times, la présidente de la fondation explique que cette décision n’est « pas liée au contenu du travail [de M. Lynn] », mais que ses activités « mettent en péril l’institution dans son ensemble ». Selon des extraits de courriels internes publiés par le site d’investigation The Intercept, l’administration de la fondation craignait visiblement de voir ses financements se tarir après la publication des critiques visant Google.

Champion américain du lobbying

La New America a, depuis, affirmé dans un communiqué publié sur son site, que cette décision n’était pas liée au lobbying de Google, et que la fin du programme Open Markets était en réalité liée au « refus répété [de M. Lynn] de se plier aux standards d’ouverture et de collégialité de la New America ». Google nie également avoir fait pression sur le think tank.

Cette affaire intervient alors que la gauche américaine, peu active ces dernières années sur la question des monopoles, semble se rallier progressivement à une position plus dure contre les groupes dominant un secteur, et plus particulièrement dans l’économie numérique. Fin juillet, le parti démocrate a adopté une plateforme commune dont un volet vise à « démanteler les monopoles » – un thème évoqué régulièrement durant la campagne présidentielle par Donald Trump, mais sur lequel le président américain n’a pas du tout agi depuis son entrée en fonction, prenant même plusieurs décisions confortant des situations de position dominante, sur la neutralité du Net par exemple.

L’affaire Lynn met en lumière l’importance des dépenses de Google en matière de lobbying et de soutien à des structures de recherche et de réflexion. Avec 9,5 millions de dollars distribués à des cabinets d’influence et de relations publiques au premier semestre, le groupe se classe première entreprise aux Etats-Unis en 2017, il était troisième en 2016, derrière l’avionneur Boeing et l’opérateur télécoms AT&T. De plus, le nombre d’ONG et d’associations que Google finance a largement crû depuis que le groupe a rendu publique la liste des bénéficiaires de ses subsides, en 2010, note le New York Times : ils sont passés de 45 à 170.

Approche sophistiquée

Selon une vaste enquête publiée en juillet dans le Wall Street Journal, Google sponsorise en direct de nombreuses publications d’articles de chercheurs, notamment dans les domaines qui touchent son activité, comme le droit de la concurrence ou les données personnelles. Mais le quotidien pointe plusieurs cas où ce soutien, potentiellement générateur d’un conflit d’intérêt, n’est pas mentionné dans les travaux. Le Wall Street Journal (qui appartient au groupe de médias Newscorp, de la famille Murdoch, connu pour ses positions hostiles à la domination de Google dans le numérique) note aussi que des chercheurs font relire leurs articles avant publication à des cadres de la firme de Mountain View. En aval, celle-ci favorise parfois la promotion de ces recherches dans des colloques ou des médias.

Toutes les grandes entreprises américaines ont des activités de soutien de la recherche, y compris les concurrents de Google, parfois opposés à lui sur certains dossiers. Mais l’entreprise de Larry Page et Sergey Brin a une approche sophistiquée, selon le Wall Street Journal. Elle a par exemple embauché Deven Desai, un universitaire issu de Princeton chargé de 2010 à 2012 d’identifier les chercheurs dans les domaines liés à Google et de leur proposer des financements de soutien « en tant que cadeau, en les laissant faire ce qu’ils voulaient ». A cette période, l’entreprise était surveillée par la FTC, l’antitrust américain, qui envisageait des sanctions.

En réponse, Google banalise son action de soutien au monde universitaire, dont il est issu via le campus de Stanford. « Nous sommes heureux de soutenir les chercheurs académiques dans les sciences informatiques ou les politiques publiques, notamment le droit d’auteur, la liberté d’expression ou la surveillance, et d’aider à amplifier les voix qui défendent un Internet ouvert », a expliqué l’entreprise au Wall Street Journal.

Mais le travail d’influence de Google ne se limite pas au monde de la recherche. Le groupe emploie aussi de très nombreux lobbyistes, chargés de promouvoir ses intérêts auprès des administrations et des élus, à Washington comme à Bruxelles ou Paris. L’entreprise dépense désormais le plus gros budget de toutes les entreprises américaines dans le lobbying, un rôle à une autre époque dévolu aux géants du pétrole, du tabac ou de l’armement, désormais distancés par les entreprises de la Silicon Valley.