L’homme le plus courageux du continent africain n’est pas cool. C’est le président d’une Cour suprême, celle du Kenya. David Maraga, pur produit du système judiciaire de son pays, vient de déclencher un séisme en reconnaissant au principal opposant du pays, Raila Odinga, le droit de ne pas se faire piétiner. Raila Odinga n’est pas cool non plus. Il n’a pas créé de start-up, ne se fait pas livrer de médicaments par drone. Il ne fréquente ni les stars de Hollywood qui veulent protéger les rhinocéros, ni les sommets pour l’élite (fortement rémunérateurs pour leurs organisateurs, généralement étrangers) où est supposé se forger le futur d’un continent en pleine mutation. Le fils du grand Oginga Odinga, figure de l’indépendance du Kenya a passé toute sa vie d’adulte à faire de la politique, et tente, depuis vingt ans, de devenir président de la République.

Jusqu’à présent, seule une partie des électeurs kényans croyait en lui, envers et contre tout, au point de l’imaginer remporter chaque nouvelle élection présidentielle. Au point, également, d’être majoritaires ? C’est la première partie de la question. La commission électorale, le 11 août, après un étrange et interminable suspense succédant au scrutin présidentiel, avait déclaré que non. Uhuru Kenyatta, le président sortant, l’emportait selon les chiffres publiés alors, avec 54,27 % des voix, contre 44,74 % pour Raila Odinga.

L’opposition contestait ce résultat. On lui conseillait de déposer un recours devant la Cour suprême. La plus désespérée, en théorie, des méthodes pour avoir gain de cause dans un différend électoral. On aurait tout aussi bien pu lui suggérer de brûler un cierge – s’il avait été catholique, comme l’ex-président Mwai Kibaki.

Railleries à peine dissimulées

Contre toute attente, cette même Cour vient d’établir que les irrégularités dans le décompte violent la Constitution, et en ont annulé le résultat. Des juges kényans ont donc pris une indépendance telle vis-à-vis du pouvoir politique qu’ils peuvent oser, en invoquant le droit, le bien commun, défaire de sa victoire l’actuel chef de l’Etat, Uhuru Kenyatta. On ignore dans quelles conditions sera conduite – dans un délai de soixante jours – une nouvelle élection présidentielle, mais, déjà, un cri de liberté a été poussé, qui résonne bien au-delà du Kenya.

Raila Odinga est un opposant que tout aurait dû décourager. En 2007, puis en 2013, sa victoire lui a été volée. La première fois, il y a eu plus de mille morts dans le pays. La deuxième, il s’est fait déposséder sans jouer la carte des affrontements.

En 2017, c’était sa dernière chance de l’emporter. Une nouvelle fois, la Commission électorale a annoncé sa défaite. Comme lors des scrutins précédents, il a eu beau crier à la fraude, la majorité des observateurs n’ont pas donné l’impression de l’entendre. Raila Odinga, en fait, suscitait des railleries à peine dissimulées : trop vieux, costumes trop mal taillés, élocution peu compatible avec les conférences TED. Quel ringard !

Après l’annonce des résultats, des diplomates se sont en conséquence hâtés de faire leurs gros yeux pour le dissuader de pousser une dernière fois ses partisans dans la rue. De nombreux commentateurs étrangers ont poussé un soupir de soulagement, émis des doutes quant aux doutes de l’opposition, plaidé pour la paix civile. Ne valait-il pas mieux un vol potentiel d’élection que de la violence post-électorale certaine ?

C’était voir court. C’était aussi contribuer à saper l’espérance démocratique kényane, comme s’il s’agissait d’un luxe. C’était enfin ne pas comprendre que, pour les électeurs kényans, comme pour ceux d’autres parties du continent, la démocratie n’est pas un jeu de poker menteur, mais l’expression de leur volonté, de leurs espoirs. Les missions d’observation électorale avaient trouvé le scrutin « transparent ». Mais les élections, au XXIe siècle, se volent surtout au moment des décomptes. Cela, tous les autocrates, mais aussi tous les électeurs concernés le savent. Et ce ne sont pas les observateurs électoraux qui risquent d’y voir clair. C’est du reste sur la base des éléments compilés par l’opposition que la Cour suprême a pris sa décision.

NI un « gadget » ni une invention perverse

Celle-ci devra être mieux comprise, avec le recul. Mais d’ores et déjà, elle constitue une rupture. Au laisser-faire prudent, à la domination des pouvoirs en place, à l’inertie internationale, l’institution kényane a préféré un courage qui n’est pas neuf. Au Kenya, la population a fait face avant l’indépendance à une guerre civile (l’insurrection Mau Mau) organisée par la puissance coloniale, puis à une succession de régimes autoritaires. Les élections n’y étaient, en apparence que des simulacres, même après le retour au multipartisme. En 1992, en 1997, puis en 2007, les élections ont été non seulement volées, mais précédées ou suivies de violences. Cela n’a jamais découragé les électeurs. Parmi les raisons qui expliquent cet élan indestructible, une soif de justice qu’il est impossible de comprendre depuis les palais présidentiels.

Dans un continent qui se transforme, un scrutin national n’est pas simplement un exercice de lutte un peu vaine pour le pouvoir, mais le test, le lieu de mise en œuvre d’autre chose : la pluralité, et l’idée de justice, donc, qui l’accompagne. Pour créer, investir, innover, pour faire valoir ce qu’au Kenya on vénère – l’effort, le travail –, il faut des règles respectées par tous, pour tous. Il y a encore du chemin, mais quelle détermination, quelle constance ! Une élection présidentielle n’est ni un gadget, encore moins une invention perverse « occidentale », comme le clament les propagandistes des pouvoirs qui assassinent leurs opposants, mais un phénomène vital.

Comme ils prennent un coup de vieux, les autocrates du continent, réélus dans le flou artistique ou les scores ahurissants ! Le président burundais, Pierre Nkurunziza, n’avait pas attendu la proclamation des résultats pour féliciter Uhuru Kenyatta, le président sortant. Uhuru, en swahili, désigne à la fois la liberté et l’indépendance. C’est exactement les valeurs qui ont été célébrées au Kenya aujourd’hui.