« Facebook live », « code », « réseaux ». Les bribes de discussion qui s’échappent du nouveau QG de Sarah Toumi, en plein cœur de Tunis, sont sans équivoque. Désormais piloté du septième étage d’un immeuble surplombant l’avenue Bourguiba, son projet autour du moringa est passé au stade 2.0. On ne rentre chez Synergy, c’est le nom de l’espace de coworking, que sur invitation. Wala Kasmi, 30 ans, smartphone greffé à la main, y veille.

Ingénieure en informatique, Wala a étudié les « systems and networks » et veut « appliquer la logique du réseau aux humains ». Elle jongle constammment entre le français et l’anglais pour expliquer qu’il faut digitaliser la Tunisie, y injecter de l’instantané. « Je veux créer un mouvement politique qui rassemble tous les entrepreneurs sociaux du pays autour du digital. Ce n’est ni vertical, ni horizontal, il s’agit d’appartenir à une communauté avec une identité mais d’être autonome aussi, sans bureau central. » Une sorte d’anarchisme ? « Non, un fonctionnement 2.0. »

Moringa, arbre miracle ou mirage ?

La vague « moringa » déferle sur la Tunisie, l’Afrique, le monde. La graine « magique » qui soigne les maux, la terre et les porte-monnaie a été apportée en Tunisie par Sarah Toumi il y a cinq ans. Entre miracles et mirages, la saga moringa bat son plein, au rythme des aléas de l’entreprenariat social au féminin. Un univers à découvrir avec notre série en trois épisodes : les difficultés derrière la success-story, les dangers de la bulle spéculative et le potentiel des nouvelles technologies.

Première Tunisienne lauréate du prix de l’innovation sociale du programme La France s’engage au Sud en 2015, Wala Kasmi est reçue par François Hollande (avec qui elle n’a pas manqué de faire un selfie) et repart avec une subvention de 40 000 euros pour son projet « We code ». Elle ouvre la voie à Sarah, qui le reçoit l’année suivante avec Acacias for all. Wala lance son application en septembre pour que les citoyens interagissent plus directement avec leurs députés et proposent des lois. Elle n’hésite pas à accompagner Sarah à Bir Salah et à digitaliser tout ce qu’elle peut.

Jouer à géolocaliser le moringa

Dans la chaleur écrasante d’un aller-retour entre le village de son grand-père, Bir Salah, et la capitale, Sarah scrute les vans à vendre le long de la route. « En novembre, on va faire le tour de la Tunisie pour promouvoir une application pour smartphone. En Tunisie, les gens adorent les jeux sur le téléphone, ils jouent à des jeux un peu bêtes, jusqu’à 17 heures par jour, pour gagner des cadeaux. On va leur proposer un jeu différent : venir récupérer les graines d’arbre au van, télécharger l’application, planter le moringa, l’acacia et d’autres graines et de les géolocaliser via l’application. Au bout de deux ou trois jours, il y aura un gagnant par ville. On lancera la même chose au Maroc ensuite. »

L’application sera utilisée pour suivre l’évolution des plantations. « Actuellement, c’est compliqué. On a donné beaucoup de graines et on a perdu la trace des arbres. » Selon elle, la cartographie par satellite va remédier à ce problème et relancer son projet, lancé en 2012, de lutte contre la pauvreté des femmes agricultrices et la désertification grâce à la culture de l’acacia et du moringa, un arbre aux vertus exceptionnelles.

« L’Institut de recherche pour le développement (IRD) à Paris a accès à ce genre de technologies. On s’est rencontrés en avril. Ça leur permet d’améliorer leur technologie et moi de savoir où j’en suis. » L’IRD fonctionne sur ce modèle de partenariat scientifique équitable : des avancées scientifiques pour faire progresser le développement durable, principalement dans l’espace méditerranéen.

Logique de réseau

Une partie du projet de Sarah, celle de Bir Salah, est financée par Rajaa à travers W4, Women’s World Wide Web, une plateforme de financement participatif qui met l’accent sur les technologies, de l’e-santé aux formations en informatique pour les femmes.

Lindsey Nefesh-Clarke, qui suit Sarah depuis quatre ans, croit ferme que « les deux tendances du XXIsiècle sont l’autonomisation des femmes et la diffusion des technologies, les deux associées maximisant leur potentiel ».

Sarah l’a croisée à une conférence TED en Espagne, puis lui a demandé d’intégrer un programme d’e-mentoring, « un système de mentor via Internet ». Une femme philippine basée à New York spécialisée sur la modélisation financière a coaché Sarah à distance, en Tunisie, pour monter son projet.

Le Lab

En janvier 2017, Sarah a annoncé sur Facebook l’inauguration du North Africa Climate Lab, le premier centre de recherche et de formation collaboratif dédié à l’adaptation au changement climatique en Afrique du Nord. Pour le lancement, à Bir Salah, l’Américain Rhamis Kent, codirecteur du Permaculture Research Center, a formé les agricultrices à la permaculture.

Depuis, le cercle de réflexion a changé de nom : le Tunisia Climate Lab va commencer par cibler le pays, avant la région. Une rencontre est prévue pour septembre entre les agriculteurs, chercheurs et acteurs de la société civile sur le thème du changement climatique afin de présenter des solutions pour une meilleure adaptation des plantes.

Le Lab n’est pas un lieu. C’est encore une aventure 2.0 faite de réseaux. Cette logique, parfois difficile à capter sur le terrain, qui chemine doucement, tel un ping-pong d’idées entre des chercheurs de l’observatoire du Sahel et du Sahara, Rhamis l’Américain, Sarah à Tunis et les autres. Les annonces fourmillent, leur matérialisation se heurte souvent aux délais, bien plus longs, de leur mise en pratique.

Ali Sakka a travaillé avec Sarah en 2015, et l’a accompagnée dans ce cadre à Chamonix, aux Rencontres du Mont-Blanc, le Forum international des dirigeants de l’économie sociale et solidaire : « Le Lab a été présenté il y a deux ans. Elle a annoncé son lancement alors que ce n’était qu’une idée », se souvient-il, en regrettant la lenteur des résultats concrets après des annonces parfois trop rapides. « Il n’existe aucun cadre législatif en Tunisie pour l’entrepreneuriat social et solidaire, c’est aussi une limite pour le projet », ajoute-t-il.

Cela n’entame pas l’enthousiasme de l’ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d’Arvor. « On ne s’engage pas pour rien. Je la connais depuis le début, on la suit de très près. Elle est très emblématique de cette génération franco-tunisienne en train de réinvestir son pays et tout cela mérite largement qu’on s’y implique et qu’on l’aide financièrement ».

Sarah parle, elle, d’un vaste « work in progress » où tout reste possible : c’est après des recherches sur Internet qu’elle avait entendu parler du moringa, il y a des années, et il commence bel et bien à pousser aujourd’hui, sur quelques hectares de terres en Tunisie.