Trois hommes assis au bord d’une piste plombée par le soleil, un jour de 2001, dans la province du Katanga, au sud-est de la République démocratique du Congo (RDC). Joseph Kabila, président de 29 ans, boit son soda d’un air grave. Il vient de succéder à son père assassiné. Les deux autres ont le sourire. Le gouverneur Augustin Mwanke et l’ambassadeur Barnabé Kikaya, vieux fidèles du défunt, veillent sur le berceau de l’héritier.

Seize ans après ce voyage dans sa province natale, le président congolais a conservé le pouvoir en dépit de la fin de son dernier mandat, le 19 décembre 2016. Les Congolais attendent les élections, sans cesse repoussées. Ils n’ont jamais donné le titre de « Mzee » (« vieux ») à ce président impopulaire et secret.

Son air juvénile a pourtant disparu. Il a aussi perdu beaucoup de ceux qui l’entouraient en 2001. Devenu son ami, Augustin Mwanke a été tué dans un accident d’avion en 2012. Son conseiller en sécurité, Samba Kaputo, est mort en Afrique du Sud en 2007. Des sanctions économiques ont poussé vers les coulisses Evariste Boshab, son ancien ministre de l’intérieur. Des proches sont passés à l’opposition. Il n’en reste qu’un seul, architecte de son maintien au pouvoir : Barnabé Kikaya, son conseiller diplomatique depuis 2014.

Le Talleyrand congolais

Le président congolais se déplace si peu qu’il a surpris, fin juin, en apparaissant en Afrique du Sud, puis les 3 et 4 juillet en Ethiopie au sommet de l’Union africaine. Tous les courtisans de Kinshasa n’ont pas le privilège d’un accès direct à « Joseph ». Dans ce Versailles postcolonial peuplé de millionnaires et de mendiants, le président donne le droit de parler en son nom à ceux qui ne le trahissent pas et qui démontrent leur efficacité. « Kikaya est un diplomate de haut rang, au-dessus de la moyenne de ses collègues », observe un ambassadeur occidental. Professeur de communication à l’université de Kinshasa et père de sept enfants, parmi lesquels l’athlète Gary Kikaya, le Talleyrand congolais est l’un des plus fins diplomates d’Afrique, dévoué à la cause de son chef, de dix-sept ans son cadet.

Preuve en est le parcours d’obstacles franchis par la RDC avec autant d’adresse que de culot sur la scène internationale. Accusé de laisser se dégrader la situation sécuritaire afin d’éviter les élections, Joseph Kabila affronte l’opposition du Conseil de sécurité de l’ONU, des chancelleries occidentales, de l’Union européenne et même du pape François. Trois salves de sanctions ont ciblé des dignitaires. La Belgique a arrêté sa coopération militaire. Le Fonds monétaire international a suspendu son aide. Qu’importe. Appuyé par son système répressif, nourri d’une économie largement informelle, le régime congolais tient sa ligne, malgré les menaces de ses adversaires.

La dernière bataille de Barnabé Kikaya remonte au 27 juin. La 35e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU se tient à Genève. Le haut-commissaire, Zeid Ra’ad Al-Hussein, réclame une commission d’enquête internationale et indépendante. Il suspecte l’armée congolaise de graves exactions dans les provinces du Kasaï. Après de longues discussions, la résolution proposée par les Etats africains est adoptée. Elle prévoit l’envoi d’experts internationaux apportant leur « assistance technique »… à la justice congolaise. Un camouflet de plus pour les Nations unies, dont deux enquêteurs ont été assassinés au Kasaï en mars dans des conditions mystérieuses. Et rien qui puisse vraiment inquiéter Joseph Kabila lui-même.

Déliquescence d’un régime sanguinaire

En RDC, diplomatie et renseignement intérieur vont de pair pour protéger le « raïs ». Kalev Mutond, le puissant chef de l’Agence nationale de renseignement, verrouille la forteresse de l’intérieur. Barnabé Kikaya, en contact permanent avec ce dernier, se charge de la façade extérieure. Les yeux perçant derrière des lunettes à la Jean-Paul Sartre, des boutons de manchette marqués du drapeau national, cet homme ferme et discret reçoit dans son bureau aux allures de bunker, au rez-de-chaussée du Palais de la nation, la résidence officielle du chef de l’Etat.

Devant le bâtiment colonial blanc crème, au centre d’une esplanade de gazon, une statue représente Kabila père, doigt pointé vers le ciel, devant son mausolée entouré de militaires, donnant des airs de place Rouge aux bords du fleuve Congo. Le peuple appelle « Mzee » ce rebelle qui passa trois décennies dans le maquis et à peine quatre ans au pouvoir. Lui, trafiquant d’or allié des Rwandais, qui ne l’écoutent plus répéter son slogan sur les pancartes en ruines : « Ne jamais trahir le Congo ».

Ses premiers pas d’ambassadeur, Barnabé Kikaya les a faits avec ce président au manque de diplomatie légendaire. Né sept ans avant l’indépendance de parents enseignants à Kasongo, dans la province du Maniema, il étudie la littérature anglaise à Lubumbashi et les sciences politiques à Boston, devient journaliste en Afrique du Sud. D’un côté, l’effervescence de la fin de l’apartheid. De l’autre, la déliquescence d’un régime sanguinaire. « Aucun Congolais n’était content de Mobutu », se souvient-il. Lui ne tarit pas d’éloges sur Joseph Kabila, « un surdoué qui écoute plus qu’il ne parle ». Impossible d’imaginer un coup d’Etat à Kinshasa : « Le pouvoir, c’est l’armée, la police et les services de sécurité, loyaux à Kabila. Chaque militaire qui a un grade le lui doit. »

« Une diplomatie de conviction »

Mais chacun doit aussi sa place à la guerre. En 1998, Kabila père le nomme à un poste clé aux premiers jours de la deuxième guerre du Congo : ambassadeur au Zimbabwe, afin de convaincre Robert Mugabé de soutenir Kinshasa contre Kigali et Kampala, qui se retournent contre le tombeur de Mobutu qu’ils avaient militairement soutenu quelques mois plus tôt. Le féru de poésie anglaise et amateur de motos rejoint le cercle fermé des conseillers de guerre. Il y rencontre « le commandant Joseph », que son père a rappelé de sa formation à Pékin et nommé chef d’état-major. La capitale ne tombera pas. L’événement viendra plus tard. Le 16 janvier 2001, un garde du corps tue le président. Barnabé Kikaya participe à la rédaction du premier discours de Kabila fils. Il devient son ministre de l’information, puis son secrétaire particulier. Elu député, il revient à la diplomatie avec un poste d’ambassadeur en Grande-Bretagne en 2009.

Barnabé Kikaya Bin Karubi (à droite) en août 1998, à Durban (Afrique du Sud), lorsqu’il était ambassadeur de RDC au Zimbabwe. / ODD ANDERSEN/AFP

« Avant, nous avions une diplomatie de guerre, raconte le conseiller. Aujourd’hui, c’est une diplomatie de conviction. » Lui la rêve imprégnée de l’esprit de Patrice Lumumba, héros de la décolonisation : « Les Occidentaux ont un complexe de supériorité car ils sont bailleurs de fonds. Cela doit changer. » « Ils doivent être écoutés et nous n’écoutons pas assez », concède la vice-secrétaire générale de l’ONU, Amina J. Mohammed, en visite à Kinshasa en juillet. Depuis le maintien au pouvoir de Joseph Kabila, la RDC, soutenue par ses partenaires russe, chinois et indien, a pris la tête d’un panafricanisme déformé, vent debout contre les « droits-de-l’hommistes ».

Pour obtenir la résolution sur le Kasaï, Barnabé Kikaya a mené sur ce thème une vaste tournée africaine avec le ministre des affaires étrangères, Léonard She Okitundu, ancien chef de cabinet de Joseph Kabila. Les deux diplomates ont accumulé avions, contrats, poignées de mains et photos, du Rwanda au Soudan du Sud. « C’est le système Kabila : l’un surveille l’autre, observe le même ambassadeur. Le président garde le contrôle de la diplomatie et l’agenda politique interne dicte leurs objectifs. »

« La République des métis »

Ce marathon diplomatique s’est assuré que les neuf voisins de la RDC et les organisations régionales, en particulier l’Union africaine, ne montreraient pas d’opposition. « Le président veut sécuriser la RDC en sécurisant la région, explique Barnabé Kikaya. Nous disons à nos partenaires : “Ne perdez pas le peu de stabilité que nous avons obtenu après tant d’efforts !” Notre message, c’est de continuer avec notre système. Il faut donc sélectionner avec qui nous parlons. » C’est-à-dire avec Pierre Nkurunziza, dont le maintien au pouvoir en 2015 a plongé le Burundi dans la violence, comme avec les fidèles alliés de la France, le Gabonais Ali Bongo, héritier de son père, et le Tchadien Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990.

Et ce n’est pas le Sud-Africain Jacob Zuma qui va remettre en cause son ami personnel alors que lui-même vacille. A peine Barnabé Kikaya reconnaît-il « des couacs » avec le puissant voisin angolais, dont le ministre des affaires étrangères a ouvertement critiqué le régime. Le président angolais, José Eduardo dos Santos, a laissé le pouvoir à son dauphin, Joao Lourenço. Il aura pour tâche de sécuriser les 2 500 km de frontière partagée avec la RDC, que traversent chaque jour des réfugiés du Kasaï.

« Les Occidentaux disent vouloir en finir avec Kabila. Mais pour mettre qui à la place ? », martèle Barnabé Kikaya. Surtout pas son ancien ami, l’ex-gouverneur Moïse Katumbi, opposant à Joseph Kabila depuis 2015. Encore moins l’homme d’affaires Sindika Dokolo, gendre du président angolais, qui vient de lancer le mouvement citoyen en ligne Debout Congolais ! Lui les associe avec mépris à « la République des métis ».

Des « relents colonisateurs »

Vitupérant contre les « relents colonisateurs » de Paris et Bruxelles, l’envoyé spécial du président téléphone aux diplomates européens avec lesquels il feint la guerre en public. Il se félicite de la victoire d’Emmanuel Macron et de la venue d’une délégation française en RDC. « Il y a eu un fléchissement », se satisfait le conseiller, qui a appris à connaître les « Mundele », les Blancs, tout comme les failles des instances internationales. Elles sont d’autant plus criantes dans le pays où opère la Monusco, la mission la plus fournie en hommes, la plus longue et la plus chère de l’histoire des Nations unies.

« Nous voulons une passation de pouvoir normale, mais aussi une démocratie à la congolaise, affirme Barnabé Kikaya. Le président fera son choix à la dernière minute. Celui qu’il désignera comme successeur a toutes les chances de gagner les élections. » Se voit-il parmi les prétendants ? Le diplomate esquisse un sourire. Puis le fidèle soldat se reprend : « La première condition est la loyauté. Cela ne veut pas dire l’imiter. Mais le protéger, lui et sa famille. » La diplomatie de guerre se pratique aussi en temps de paix.