Image extraite de « Human Flow », le documentaire d’Ai Weiwei présenté à la Mostra de Venise. / MARS FILM

Les incursions des gens de l’art contemporain dans le champ du cinéma ne sont pas toujours d’un bon présage, sauf l’honneur d’Apichatpong Weerasethakul, qui arracha une Palme d’or à Cannes avec Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Artiste persécuté par les autorités chinoises devenu star mondiale de l’agitprop post-moderne, Ai Weiwei entre en compétition à la Mostra de Venise en éveillant autant la curiosité qu’en suscitant l’inquiétude, d’autant que le sujet de son film, un documentaire consacré aux réfugiés, ne se laisse pas facilement approcher.

Pour son premier projet de « vrai » cinéma – il a déjà signé en Chine plusieurs documentaires engagés et diffusés sur le Net –, l’artiste sort l’artillerie lourde. Cette production germano-américaine, coproduite par Ai Weiwei lui-même, a en effet réuni deux cents collaborateurs, été tournée dans vingt-trois pays, a nécessité douze opérateurs, et mis sept monteurs à l’ouvrage sur quelque mille heures de rushs. Seule la longueur inhabituelle du film (2 h 20) empêche que son générique ne soit aussi long que lui. C’est donc moins l’image d’un cinéaste qui vient a priori à l’esprit que celle d’un super maître d’œuvre, à la manière de ce que sont, aujourd’hui, les grands artistes contemporains.

Une ambition prométhéenne

Le résultat, comme il se doit, est à l’avenant des méthodes qui ont présidé à la fabrication de l’œuvre. Soit un geste d’artiste plus que de cinéaste, une grande idée conceptuelle et générique mise en images. Pas de personnages. Pas de récit. Une ambition prométhéenne de saisir l’essence d’un phénomène qui a conduit 60 millions de personnes, parmi lesquelles bon nombre d’enfants, sur notre planète à devenir des « personnes déplacées ». Il en résulte des faiblesses. L’effet fourre-tout, la présence récurrente de l’artiste aux côtés des migrants, la surabondance des sources (témoignages de réfugiés, paroles d’experts, citations de poètes, extraits de presse…). Il y a ici un désir de trop embrasser, qui équivaut à mal étreindre.

Mais il en résulte aussi bien une qualité essentielle, qui tient à la nouvelle forme d’humanité, partiellement celée à nos regards mais de plus en plus massive, que le film a le mérite de rendre ultrasensible. Une humanité déplacée, précaire, privée d’intimité, sevrée d’espérance, désespérée, humiliée, vivant d’expédients et de rebuts aux portes des démocraties, dans des camps de fortune. Une humanité de papiers et de cartons, de toiles ravaudées et de vieux plastiques, une humanité, en un mot, devenue elle-même flux, saignée, sanie. La recrudescence des guerres, l’expansion des iniquités sociales, l’accélération des mutations climatiques ne permettront plus, demain, que ce flux soit encore longtemps endigué.

Human Flow se tient à ce titre dans le sillage des nombreuses installations qu’Ai Weiwei, exilé mirifique, dispose depuis quelques années dans les grandes villes du monde, rappelant sans relâche qu’une injustice criante, qu’un terrible dénuement, qu’une rage sourde frappent à nos portes. Et c’est bien à l’honneur de cet artiste aujourd’hui célèbre, qui a éprouvé depuis son enfance, aux côtés d’une famille « rééduquée », l’amère condition du bannissement, que de concevoir son rôle ainsi.