Les acteurs Brahim Derris, Abdelhamid Ameur et Mohamed Hamana, durant le tournage d’une scène du film « Les Bienheureux » de Sofia Djama. / Sofia Djama

Amira Hilda s’est levée à 5 heures ce matin pour parcourir en bus les 270 km qui séparent Sétif, sur les Hauts Plateaux, de la capitale. En ce début d’été 2016, elle participe à la Cinémathèque d’Alger, autrefois mythique, au casting du premier long-métrage de Sofia Djama, deux fois primée en 2012 au Festival du court-métrage de Clermont-Ferrand avec Mollement un samedi matin, l’histoire d’un violeur en panne d’érection.

Les Bienheureux, production franco-belge distribuée par Bac Films, est aujourd’hui en compétition officielle à la Mostra de Venise (30 septembre-9 août), dans la section Orizzonti. La réalisatrice y suit les tribulations d’un couple désabusé par les promesses non tenues, après les révoltes qui ont conduit au multipartisme, en 1988, et de leur fils, à la recherche avec son amie, dans les rues d’Alger, d’un tatoueur qui voudra bien marquer une sourate sur le dos de leur pieux camarade.

« Réhabiliter la blonde algéroise »

Retour en 2016 avec cette longue jeune femme qui a elle aussi parcouru 400 km, depuis Oran, pour tenter sa chance. Elle est apparue pour la première fois en 2015 dans Les Portes du soleil : Algérie pour toujours, un film à la distribution éclectique qui avait réuni Smaïn, Lorie et… Mike Tyson ! Les profils sont divers. Cette charmante maman, brune peroxydée, court les casting cinéma, pub et télé, avec ses filles, pour « réhabiliter la blonde algéroise ». Quant à ce colosse, qui mime des combats avec d’amples mouvements des bras et le jeu de regards de Jean-Claude Van Damme, il regrette de ne figurer que « dans des films de vengeance ». Il y a de belles histoires aussi, comme celle de Zoheir, découvert en 2004 par Tony Gatlif (Exils) et qui a bouclé trois ans de cours Florent, à Paris, sans savoir ni lire ni écrire le Français.

La plupart des acteurs présents cumulent d’autres activités, comme la chanteuse et animatrice Salima Abada, en vue cette année dans le film de Merzak Allouache, Enquête au paradis. Faute de productions et d’une vision globale du cinéma en Algérie, ils sont peu à exercer leur métier et beaucoup doivent figurer dans des séries télévisées de piètre qualité. Quant aux non-professionnels, les plus nombreux, ils sont venus avec un mot d’ordre : « Se dé-fou-ler ! » « En France, il faut une journée pour obtenir un peu de spontanéité sur une scène avec des figurants, développe Karine Bouchama, qui a collaboré avec une autre directrice de casting, Juliette Denis, à Paris. Ici, tu les mets dans une boîte de nuit et, en dix minutes, à 9 heures du matin, sans alcool, tu ne peux plus les arrêter ! Le plaisir est comme interdit en Algérie. Nous, on les paie pour s’amuser. »

Les acteurs Brahim Derris et Amine Lansari, de dos, image extraite du film « Les Bienheureux », de Sofia Djama. / Pierre Aïm/Liaison cinématographie

Après quelques annonces sur les réseaux sociaux, 500 candidats de tous âges sont venus en une semaine pour arracher un rôle aux côtés de Nadia Kaci et Sami Bouajila. L’essentiel des acteurs, y compris ceux détectés en France (Nadia Kaci, Lyna Khoudri, Mohamed Ali Allalou, Hadjar Benmansour…), sont algériens et familiers des problématiques évoquées dans le film : « Comment vivre dans un pays qui semble nous être de moins en moins destiné, après une ouverture démocratique ratée, puis une guerre civile que les islamistes ont perdue militairement, mais gagnée dans les esprits ? tente de résumer la réalisatrice. La question est posée à travers les regards de deux femmes de deux générations, mais elle concerne tout le monde. »

« Pas de contact, même pour jouer “Roméo et Juliette” ! »

Signe de ce conservatisme qui n’épargne rien, ce jeune comédien qui a renoncé au tournage après avoir vu des bouteilles de vin, pourtant vides, sur un décor. Autre symptôme, la vieille comédie populaire Les Vacances de l’inspecteur Tahar n’est plus diffusée sur la chaîne publique – qui l’avait pourtant produite en 1973 – que censurée d’une scène où le fameux limier flirte dans un hôtel avec une touriste. Distribué dans Les Bienheureux, Sami Gougam raconte comment, dans le seul Institut public d’art dramatique, en banlieue d’Alger, qu’il a quitté, les professeurs interdisent tout contact entre garçons et filles, « y compris pour jouer Roméo et Juliette ! ».

Rappeur et slameur, gouailleur, Brahim Derris est loin de ces considérations. Le tatoueur, ça sera lui. Il est un habitué de l’association culturelle SOS Bab El-Oued, créée au cœur du quartier populaire éponyme, dans les années 1990, « pour éviter que tous les jeunes ne prennent le maquis », disent ses fondateurs. A la demande de la réalisatrice, il est venu aux répétitions avec deux amis non comédiens, Hamid et Slimane. « Des acteurs nés, comme tout le quartier », rigolent Adam Bessa et Amine Lansari, repérés en France et qui ont amélioré leur diction en se baladant dans Bab El-Oued.

Chance rare, Brahim, qui crève l’écran dans Les Bienheureux, a ensuite cumulé deux expériences auprès de Karim Moussaoui, présent à Cannes cette année, et de Merzak Allouache. Cela ne l’a pas empêché de profiter de la première occasion, et d’un visa touristique, pour fausser compagnie à son pays : « Je suis sorti de ma cage pour apprendre à voler. »