La romancière Sophie Kinsella, à Edimbourg, le 14 août 2016. / Guillem Lopez/PHOTOSHOT/B540/MAXPPP

Son nom est peu connu et, pourtant, elle est peut-être dans votre biblio­thèque. La Britannique Sophie Kinsella, 47 ans, a vendu des dizaines de millions de livres dans le monde, dont 4,7 millions en France. Sa série des Confessions d’une accro du shopping, commencée en 2000 et adaptée au cinéma en 2008, l’a classée parmi les auteurs de « chick lit », ou « littérature pour nanas », un genre très vendeur mais assez peu prisé du milieu littéraire. Son dernier roman, Ma vie (pas si) parfaite (Belfond, 480 pages, 21 €), ne fait pas exception. La recette est infaillible : une jeune femme de la campagne qui rêve de réussir à Londres, une boss tyrannique, un collègue ombrageux et séduisant. Un roman où se dessine, en creux, l’amour de l’auteure pour cette ville invivable et fascinante.

Votre roman est une ode à Londres, avez-vous envisagé de quitter la capitale après les attentats du printemps ?

Non. Je suis londonienne, j’y suis née et j’aime ma ville. J’ai grandi avec les bombes de l’IRA, donc je suis habituée à un certain ­degré de danger. La menace change de nom, c’est tout. Les Londoniens ont une force collective extraordinaire dans les situations tragiques. Vous le savez, l’esprit de cette ville, c’est le fameux « Keep calm and carry on ». Continuer comme avant puisque, de toute ­façon, il n’y a rien d’autre à faire.

Rien n’a changé, donc, depuis votre enfance ?

Bien sûr que si. Londres, c’est bien plus dur qu’avant. Toute jeune, à mes débuts de gratte-papier dans la presse financière, j’ai pu m’acheter un minuscule appartement. Il était minuscule, certes, mais tout de même. Je l’ai meublé de bric et de broc avec de la ­récup, c’était génial.

« Si je suis désorientée, cela se sentira dans mes livres. Quand j’écrivais sur le shopping, c’est d’endettement qu’il était question, de l’angoisse de la vie à crédit. »

Aujourd’hui, ce serait impensable avec le ­salaire que j’avais. Les gens doivent vivre des années en colo­cation, dans des espaces de plus en plus contraints, faire ­davantage de compromis, passer des heures dans les transports. Mais ce n’est pas propre à Londres. C’est le problème de toutes les grandes villes.

Et l’écart se creuse avec le reste du pays ?

A Londres, il demeure un vrai mélange, un brassage de populations. Mais, c’est vrai, la ville s’éloigne du reste du pays, elle lui ­ressemble de moins en moins. Un peu comme le Royaume-Uni avec l’Europe. Un peu comme le monde tout entier, en fait. Un monde qui me paraît de plus en plus polarisé et antagoniste.

Quelle est votre position sur le Brexit ?

Ce qui est fait est fait. Je ne suis pas une commentatrice politique. Je me sens un peu dépassée parce que j’ai l’impression que chaque semaine apporte son lot de nouvelles décisives. Je ne sais pas où cela va nous emmener. L’année a été difficile et je dois avouer que je suis déconcertée et désorientée. Je vais tâcher de digérer tout cela et peut-être, un jour, en faire un livre.

Le divertissement, la légèreté ont-ils leur place dans des périodes difficiles ?

Plus que jamais. Les lecteurs me le disent : « Vous m’avez permis de penser à autre chose, de m’échapper un peu. » Il y a une grande ­légitimité à divertir les gens, à les emmener dans des univers ­magiques. Mais, vous savez, tous mes romans s’inscrivent dans le monde ; si je suis déconcertée et désorientée, cela se sentira dans mes livres. Cela ne marche que parce que c’est vrai. Quand j’écrivais sur le shopping, c’est d’endettement qu’il était question, de l’angoisse de la vie à crédit. C’est le privilège de l’auteur, ­s’emparer d’un fait de société et le transformer en une histoire qui vous rendra heureux, vous, lecteur. Comme je ne peux pas le faire dans la vraie vie, je crée des happy ends sur papier.

Confessions d'une accro du shopping (VF) - Bande Annonce
Durée : 01:58

Et votre dernier roman, alors, que raconte-t-il de notre ­société ?

Notre obsession pour l’image. Nous croyons ce que nous voyons : un compte Instagram beau et léché, qui donne l’illusion d’une vie parfaite, une collègue de travail qui semble être dans la maîtrise absolue mais dont la vie s’effondre, des « fake news » que nous ne cherchons pas à vérifier…

« Je m’inquiète en voyant l’attitude des tout petits enfants face aux photos.  Instantanément, ils disent “montre-moi”, puis, si cela ne leur convient pas, ils effacent et refont. »

Nous vivons à l’ère d’un perfectionnisme malsain. La photo est mal cadrée ? Je la refais. Voilà comment des gamines en arrivent à faire cent selfies pour en poster un. C’est trop tentant, presque irrésistible, puisque c’est possible. La plupart des gens arrivent à se réguler mais certains vont s’abîmer dans cette addiction ­technologique. Je m’inquiète en voyant l’attitude des tout petits enfants face aux photos. Instantanément, ils disent « montre-moi », puis, si cela ne leur convient pas, ils effacent et refont. Il y a là une logique insidieuse selon laquelle nous devrions nous « éditer » nous-mêmes, nous améliorer.

L’autre sujet de mon livre, c’est la vie de bureau. On dit que nous vivons une époque libérale, au sens anglo-saxon du terme, où les classes sociales n’existent plus, où tout le monde veut être sur un pied d’égalité – même la famille royale passe son temps à montrer combien sa vie quotidienne est banale. Mais au bureau, tout cela s’effondre ! C’est un univers extrêmement codifié ­et hiérarchisé. Et chacun donne à voir une image de soi très ­partiale. Vous voyez, on en revient à l’image.

Votre héroïne est tiraillée entre cette vie de bureau citadine et ses origines campagnardes…

Je pense qu’il faut tâcher de réconcilier ces deux mondes. Ne pas oublier que, sous le bitume, il y a la terre. Mais ne pas croire non plus qu’une vie rurale, censément plus « authentique », va régler tous vos problèmes. Les Britanniques sont complètement obsédés par la vie à la campagne. Nous avons ce magazine, Country Life, dont la première partie est remplie de petites annonces de maisons à vendre. C’est une passion nationale. Regardez le succès de la série Downton Abbey ! Mais la réalité, quand vous vivez à des kilomètres du premier commerce et que vous ne connaissez personne, est bien moins romantique. Derrière tout cela, il y a une sorte de fantasme nostalgique de retour à une époque plus simple et plus heureuse.

Vous écrivez sur l’époque. Un jour, donc, vous raconterez la période que traverse votre pays ?

Oui, et il y aura un sacré happy end ! Mais il me faudra peut-être plusieurs tomes…