On l’a longtemps ignorée. Souvent sous-estimée. Et parfois même méprisée. Mais la démocratie kényane a été plus forte que les sarcasmes et s’est réveillée, vendredi 1er septembre, avec un nouveau visage. Et un sourire étincelant. L’invalidation pure et simple par la Cour suprême de l’élection présidentielle du 8 août, remportée par Uhuru Kenyatta, est une première sur le continent et a brutalement changé le destin politique du pays. « Un nouveau Kenya est né. Et le Kenya, une fois de plus, montre le chemin à l’Afrique », a lancé Raila Odinga, le leader de l’opposition, le jour du verdict, encore stupéfait de sa propre fortune.

Les mots de l’éternel opposant sonnent juste. Les Kényans étaient-ils dégoûtés, à juste titre, par leur classe politique corrompue et par leurs institutions indolentes ? Un simple verdict, rendu sans émotion par de sévères magistrats engoncés dans leur lourde robe rouge et noire, a changé la donne. Et l’histoire d’un pays. Qu’ils aient voté Kenyatta ou Odinga, les Kényans ont enfin trouvé une institution de référence, crédible, indépendante, incorruptible, à laquelle croire et se référer, capable de tenir tête aux politiques de tout bord. Derrière les murs au ton savane et un peu austères de la Cour suprême, dans le centre-ville de Nairobi, la nation a trouvé une maison. Un refuge. Une agora où célébrer enfin sa devise nationale : « Harambee ! » : « Tous ensemble ! »

Mais qu’il aurait été plus simple d’en rester au statu quo ! Par bien des aspects, le scrutin de 2017 pouvait être considéré comme l’un des mieux organisés de l’histoire du pays. Mais le Kenya a changé. L’Afrique a changé. Et Nairobi ne se satisfait plus d’élections au rabais, entachées d’irrégularités ou de zones d’ombre. Le continent ne veut plus de ces consultations de seconde zone, de ces plébiscites décoratifs.

Le continent ne veut plus être à la traîne de la démocratie. « Jamais plus nous ne devrons échouer lorsque notre intégrité sera mise à l’épreuve, pas seulement durant les élections, mais dans tout notre système de gouvernance », s’est ému le quotidien Daily Nation. Fini donc le double standard africain, les scrutins « good enough ». Fini les petits pas. Place à l’exaltation « grand bond en avant » ! Et frisson du saut dans l’inconnu. Pour le Kenya, c’est donc immense. Mais, pour l’Afrique, c’est peut-être plus grand encore. Car le message d’exigence démocratique et de responsabilité lancé par Nairobi atteint les palais présidentiels de tous les autocrates régnant encore du Cap à la Casamance. Il dit qu’un jour, des institutions indépendantes se lèveront face à leur pouvoir anachronique. Que tout cela n’est qu’une question de temps.

Un pays continent

Car, par son essence et son histoire, le Kenya est un pays continent, à l’aspiration universelle, capable de parler à l’Afrique tout entière. On l’avait un peu oublié, mais ce petit pays, grand comme la France, ceinturé de régimes autoritaires et d’Etats faillis, est depuis un siècle et demi le véritable miroir de l’Afrique. Son reflet le plus exact, pour le meilleur et pour le pire. Miroir, il l’est par sa diversité géographique, qui va des sommets glacés du mont Kenya aux déserts brûlants des Somalis, en passant par les étendues de savane et les sombres forêts équatoriales. Il l’est aussi par son incroyable diversité ethnique : 44 groupes (et plus encore de sous-clans et de tribus) venus de tout le continent se serrer dans ce petit « hall de transit » au cœur d’un Orient africain compliqué.

Plus important encore, l’histoire kényane a toujours embrassé, anticipé ou exagéré les espoirs et les drames du continent. Il en est ainsi allé de cette colonisation effroyable, qui n’avait rien à envier à l’apartheid. De cette lutte pour la liberté, débutée en pionnier dès les années 1920. De ce soulèvement pour « l’indépendance et le travail » des Mau Mau, dont la répression fut l’une des plus sanglantes d’Afrique subsaharienne : jusqu’à 300 000 morts.

Après l’indépendance, il en est allé du cycle de dictature et de parti unique, l’un des plus longs du continent, qui dura quatre décennies. Des ajustements structurels, dont le Kenya fut le premier bénéficiaire et la première victime. Du retour à la démocratie de 2002, qui fut un bol d’air pour tout le continent. Et des violences ethniques de 2007-2008, qui firent plus de 1 100 morts et rappelèrent à beaucoup les horreurs du drame rwandais.

Le Kenya, c’est toutes les Afrique. Aujourd’hui encore, il est à l’avant-garde de tous les combats africains, comme première victime et comme éclaireur : réchauffement climatique, djihadisme, sida, démographie, urbanisation, connectivité… et donc droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le 1er septembre 2017 résonnera pour longtemps comme une étape fondamentale de l’histoire africaine, démontrant la place centrale du Kenya sur le continent, à des années-lumière de l’image du « pays du safari », de la nation « hakuna matata », bâtie par des générations de journalistes et de diplomates fainéants ou complices.

A court terme, la décision de la Cour suprême ne change rien aux maux qui rongent le Kenya et le continent. Pis, elle porte des risques immenses. Ceux qui connaissent et aiment ce pays savent que, sous deux mois, le Kenya pourrait aussi bien faire un pas de géant sur le chemin de son histoire que se retrouver au bord du chaos et de la guerre civile. La décision des juges de Nairobi est absolument historique, car sans précédent. Elle est un pari sur le destin d’une nation et d’une partie du monde, et tient à la fois d’un courage exceptionnel et d’une inconscience folle. Mais tout ça, finalement, n’est-il pas la définition exacte de l’audace ? Une qualité, en ce début de printemps équatorial, qui n’a jamais semblé aussi kényane. Et, peut-être aussi, africaine.