Depuis son apparition dans Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes (Actes Sud, 2006), le premier tome de la série « Millénium » créée par le Suédois Stieg Larsson (1954-2004), on savait Lisbeth Salander exceptionnelle. Au physique comme au moral. Féroce autant que farouche. Vengeresse et justicière. Autodidacte et génie des mathématiques, douée d’une intelligence hors normes ainsi que d’une mémoire photographique, capable d’infiltrer tous les serveurs informatiques, – y compris celui de la NSA –, comme d’esquiver les coups des meilleurs boxeurs. Pour rappel, Lisbeth Salander avait résolu en trois semaines le théorème de Fermat dans La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette (Actes Sud, 2006).

La Fille qui rendait coup sur coup, le cinquième tome de la saga, le confirme : la complice punk du journaliste d’investigation Mikael Blomkvist, ce petit bout de femme tatouée et piercée d’1,50 mètre, interprétée au cinéma par Rooney Mara ou Noomi Rapace, est bel et bien un personnage d’exception.

Mystérieux tests de QI

D’ailleurs, le surveillant en chef de la prison où elle purge, au début du récit, une peine de deux mois pour une infraction commise dans Ce qui ne me tue pas (Actes Sud, 2015) ne tarde pas à s’en rendre compte. Aussi lui donne-t-il des tests de QI qu’elle réussit en un temps record, ce qui rappelle à l’intéressée un événement survenu l’année de ses 6 ans, des tests similaires effectués dans un service de pédopsychiatrie. Comme elle le découvrira avec l’aide de Mikael Blomkvist, il se pourrait qu’elle ait fait partie, à l’époque, d’une étude gouvernementale comme d’autres enfants surdoués. Hélas, de méchants psychologues sont prêts à tout pour étouffer cette expérience scientifique, vieille de plus de vingt ans.

Bien que portée par un double suspense (en prison où Lisbeth est menacée et au dehors), l’intrigue troussée par David Lagercrantz ne convainc, cette fois, qu’à moitié. Commode par les faux-semblants et les « Deus ex machina » qu’elle offre aux auteurs peu inventifs, la gémellité relève du cliché dans le thriller. Surexploité, celui-ci offre à moindres frais une déclinaison du mythe de Janus sur le mode paranoïaque. Qui est qui ? Ces deux-là sont-ils complices ? Ennemis ? En quoi sont-ils identiques ou dissemblables ? Lequel est maléfique ?

David Lagercrantz a déjà soulevé pareils questionnements en donnant vie, il y a deux ans, à Camille Salander, la jumelle que Lisbeth n’avait plus revue depuis leur 17e anniversaire et dont l’existence n’était jusque-là qu’évoquée dans la trilogie de Stieg Larsson. Au point que cette silhouette inspirait mille supputations au sein de la communauté des fans de « Millénium », très active sur le Net. Mystère résolu : sous la plume de Lagercrantz, Camille Salander était devenue, comme Lisbeth, un redoutable hackeuse, passée du côté obscur de la force, en l’espèce des pirates russes aux ordres du Kremlin.

Usurpation d’identité

Le romancier poursuit ici sa démonstration psycho-criminelle sur « l’influence de l’environnement social et de l’héritage génétique sur les individus en faisant adopter des enfants ». Dans cette perspective, il introduit dans la saga un couple de jumeaux placés dans des familles d’accueil différentes, de la même génération que Lisbeth et sa sœur, eux aussi, d’ascendance gitane. Il cède à la facilité avec un ressort usé : l’usurpation d’identité.

Ce cinquième tome paraît simultanément dans vingt-cinq pays, sans le tollé qui s’était attaché au précédent, Ce qui ne me tue pas, le premier signé David Lagercrantz. Ce roman avait, en effet, soulevé en 2015 une vive polémique en Suède. Evincée de la succession, l’ex compagne de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson, n’avait pas eu son mot à dire lorsque les ayant-droits avaient mandaté le biographe du footballeur Zlatan Ibrahimovic pour prendre le relais et, de facto, transformer « Millénium » en franchise commerciale, à l’exemple des aventures de James Bond. Une partie de l’intelligentsia l’avait suivie, dénonçant « le pillage d’une tombe » et appelant au boycott du roman.

Depuis la controverse a fait long feu. En forte résonance avec l’actualité internationale, la suite imaginée par David Lagercrantz a été un succès considérable : 6 millions d’exemplaires dans le monde. Ce qui porte à 89 millions le nombre de livres écoulés de la série. Les ayant-droits de Stieg Larsson ont respecté leur promesse et reversé, comme ils s’y étaient engagés, leurs royalties sur ce livre à la revue Expo fondée par l’écrivain.

Pas sûr que ce nouvel opus, moins politique, plus convenu, séduise autant les lecteurs.

Prochain tome à la rentrée 2019.

Millénium 5 : La Fille qui rendait coup pour coup (Mannen som sökte sin skugga), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Hege Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 400 p., 23 €.

Extrait

« Il songea soudain aux documents qu’il avait vu éparpillés dans le couloir en se précipitant dans l’appartement. Il se leva et alla les ramasser. Il les lut debout, à côté du paillasson. Même s’il ne comprit pas tout de suite le lien, un nom retint aussitôt son attention. Celui de Peter Teleborian. Teleborian était la psychiatre qui avait rédigé un faux rapport après que Lisbeth s’était vengée de son père, à l’âge de douze ans, en l’aspergeant d’essence et en y mettant le feu. Teleborian était l’homme qui avait prétenu soigner Lisbeth et lui rendre une vie normale, mais qui en réalité la tourmentait volontairement jour après jour, des heures durant. Il l’attachait avec des sangles de contention et lui faisait subir les pires abus, notamment sexuels. Qu’est-ce que ces documents sur lui venaient foutre dans ce vestibule?
Ces pages, constata-t-il rapidement, ne contenaient rien de nouveau. C’étaient des copies conformes des notes qui avaient valu à Peter Teleborian une condamnation pour faute professionnelle aggravée et une interdicion d’exercer. Mais il nota également que les documents ne se suivaient pas. Une page s’arrêtait au milieu d’une phrase, qui ne se poursuivait pas à la page suivante. En toute logique, il manquait des documents. » (pp. 158-159)