47 000 exemplaires de « La Ferme des animaux » ont déjà été vendus au Brésil depuis le début de l’année. / DR

« Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. » Au Brésil, pays où la grande richesse côtoie l’extrême pauvreté, la phrase de Napoléon, cochon tyrannique du livre La Ferme des animaux, de George Orwell, connaît un nouvel écho. Le classique, sorti en 1945, fait désormais partie des best-sellers du pays. Avec 47 000 exemplaires vendus depuis le début de l’année (20 % de plus qu’en 2016), le roman, titré au Brésil A revolução dos bichos (« la révolte des animaux »), figure en neuvième position du classement annuel Publishnews, société de suivi de l’actualité littéraire qui fait les classements de best-sellers.

Habituellement cantonné aux listes scolaires, le récit allégorique du soulèvement des animaux de la ferme contre l’exploitation des humains – une satire de la révolution russe et du régime soviétique – suscite un emballement étonnant dans un pays où, hormis la Bible, on lit peu (de l’ordre de cinq livres tous les deux ans par habitant).

Selon Otávio Marques da Costa, directeur éditorial de Publishnews, le phénomène est lié à un événement extérieur, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. A l’ère de la « post-vérité », dans laquelle les équipes de communication du président américain semblent nous plonger, la planète a redécouvert les dystopies d’Orwell. Le Brésil, fasciné par la première puissance mondiale, n’a pas échappé à l’engouement. Aussi, non loin de La Ferme des animaux dans le classement brésilien, figure un autre succès de l’écrivain : 1984, écoulé à 34 000 exemplaires depuis janvier.

Mais les facéties angoissantes du chef de l’Etat américain n’expliquent pas tout du retour de flamme de l’auteur britannique au Brésil. Si le géant d’Amérique latine n’est pas gouverné par un promoteur immobilier milliardaire à la grossièreté stupéfiante, il n’en est pas moins désenchanté.

L’élite joue les persécutés

Un an après l’impeachment polémique de la présidente de gauche, Dilma Rousseff, les Brésiliens assistent, dépités et honteux, au spectacle souvent grotesque de leur classe politique. Une élite affolée par les enquêtes anti-corruption, qui adopte une rhétorique calquée sur sa survie, criant à la « calomnie », jouant les « persécutés » et les victimes d’une cabale ourdie par les partis adverses. Sachant que tout le spectre politique est visé, le complot est tantôt attribué à la gauche, tantôt à la droite, faisant de l’argumentaire une sorte de « vérité orwellienne ».

C’est sans doute, et surtout, la profonde déception d’une partie du pays, après l’espoir suscité par l’élection de Lula en 2003, que traduit la (re) lecture de « La Ferme des animaux ». Après avoir mis au pouvoir le « père des pauvres » et connu une réduction spectaculaire de la misère, le pays renoue avec ses démons – la crise économique, l’extrême violence et l’arrogance des bien nés.

C’est le ressaca (« gueule de bois »), explique Manuel da Costa Pinto, critique littéraire. « Certains Brésiliens ont le sentiment que le futur imaginaire d’Orwell est notre présent », observe-t-il. Selon ses affinités politiques, le lecteur pourra ainsi voir dans l’œuvre de l’écrivain l’allégorie de la trahison d’une gauche étourdie par le pouvoir qui aurait renoncé peu à peu à ses idéaux. Ou bien trouver son « Napoléon » dans l’actuel chef de l’Etat, Michel Temer, hier allié de Dilma Rousseff, et devenu, à la suite de l’impeachment, le chef d’orchestre d’une politique ultraconservatrice accusée de servir les intérêts des privilégiés.