Documentaire sur Planète+ à 20 h 55

JCC 2016: "Bois d'ébène" de Touré Moussa (Sénégal)
Durée : 01:57

Si l’on sait que l’esclavage, aboli une première fois par la Convention en 1794, puis rétabli sous le Consulat en 1802, fut définitivement supprimé au printemps 1848 avec le retour de la République, on sait moins que la traite, elle, fut interdite par une loi promulguée sous la Restauration le 15 avril 1818. Il fut donc trois décennies où ce marché humain perdura en toute illégalité, les usages établis depuis le XVIIe siècle résistant aux avancées législatives.

C’est dans cet intervalle, où la loi nouvelle cherche à se faire respecter et où les maîtres, jusqu’ici tout-puissants, redoutent la faillite du système esclavagiste, que le réalisateur sénégalais Moussa Touré a situé Bois d’ébène. Dans ce docufiction, il donne à suivre le parcours de deux jeunes Noirs, Yanka et ­Toriki, nés libres dans le golfe de Guinée, de leur village africain aux îles d’outre-Atlantique, du comptoir littoral où, capturés, ils vont embarquer sur un navire négrier pour les Antilles, à leurs « habitations » respectives. On appelle ainsi la plantation à ­laquelle ils sont désormais attachés, privés de liberté et au service d’une prospérité écono­mique dont ils ne profitent naturellement pas.

Voix de maîtres et d’esclaves

La grande force de l’évocation tient autant à son propos qu’à son rythme. On suit les négociations en terre africaine entre les rois ­locaux qui lancent les raids sur les populations de l’intérieur et les négriers blancs ; puis la traversée sur un navire savamment aménagé pour ce type de « marchandise », avec son lot de souffrances, de silences contraints et de regards anxieux, l’arrivée, clandestine désormais puisque illégale, en terre caraïbe, avec la vente aux enchères des « perruches » et des « mulets » dont on change l’identité pour les marquer d’une onction chrétienne. Et, enfin, la vie nouvelle qui leur est faite, dure, voire cruelle, selon le tempérament du maître. Les règles sont rappelées, terribles mais sans ­pathos, par la voix des maîtres comme par celle des esclaves qui accueillent les arrivants. Mises en garde utiles sans être salutaires.

L’idylle empêchée entre Yanka et Toriki, devenus Delie et Saint-Jean, et la fin tragique de ceux qui refusent la soumission comme de ceux qui servent de boucs émissaires à une peur du Noir, suspecté de trahir la main qui le nourrit, donnent à ce juste aperçu de la condition des esclaves un tour romanesque qui ne l’affadit jamais.

A bord d’un bateau négrier. / LES FILMS D’ICI

La voix off, qui livre les pensées intimes des personnages, permet d’intégrer des témoignages rares – lettres d’armateurs, rapports de magistrats qui risquent le rappel en métropole quand ils enquêtent sur les manquements à la loi couverts par les gouverneurs proches des colons…

Moussa Touré et Jacques Dubuisson, qui signe le scénario, rendent ainsi hommage à Adolphe Juston, l’un de ces juges qui dénoncèrent inlassablement les abus de pouvoir des planteurs et les sévices qu’ils infligeaient à leurs esclaves. Comme le propos de ces « kalmanquious » (sobriquet dont on affuble en Guadeloupe ces redresseurs de torts indésirables), le recours aux langues des vaincus (wolof, bedick) fait aussi la force de ce film, qui scénarise avec justesse et finesse le drame d’un commerce triangulaire, vécu au fil des siècles par plus de 12 millions d’Africains.

Bois d’ébène, de Moussa Touré (Fr., 2016, 90 min).