Un médecin examine une patiente à Godewaersvelde (Nord), en septembre 2012. / PHILIPPE HUGUEN / AFP

Un employeur mécontent qu’un certificat médical établisse un lien entre la santé dégradée d’un de ses salariés et ses conditions de travail a-t-il le droit de demander au Conseil de l’Ordre des médecins de sanctionner l’auteur de cet écrit ? Cette question se trouvait, mercredi 13 septembre, au cœur d’une audience au Conseil d’Etat, saisi par l’association Santé et médecine du travail (SMT), ainsi que par des organisations de médecins et de victimes au travail et deux confédérations : l’UGICT-CGT (cadres) et Sud-Solidaires.

A l’origine de cette requête déposée en septembre 2016, l’affaire de Dominique Huez, médecin du travail à la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire). Pour avoir rédigé un tel certificat en 2011 concernant un salarié d’un sous-traitant d’EDF, la société Orys, qui a porté plainte, la Chambre disciplinaire nationale du Conseil de l’Ordre des médecins a infligé à M. Huez un avertissement et l’a condamné au paiement de 1 000 euros à Orys. Estimant que la plainte de l’employeur n’était pas recevable par l’Ordre, et dans l’attente de la décision du Conseil d’Etat, M. Huez, qui est aussi président de SMT, a refusé de payer. Il a alors reçu la visite d’un huissier en mars 2017, qui a bloqué ses comptes en banque et a voulu saisir ses véhicules.

Il en est à six années de confrontation, pour lui et pour ses confrères, médecins du travail ou médecins d’autres spécialités, exerçant par exemple dans les consultations de souffrance au travail, tous pouvant être amenés à rédiger de tels certificats et donc risquant de se voir condamnés. Une centaine de plaintes d’employeurs seraient ainsi reçues chaque année dans les conseils de l’Ordre des médecins.

Position intenable

Tout cela à cause d’un adverbe – « notamment » –, introduit en 2007 dans un article du code de santé publique. Cet article dresse la liste des personnes et des autorités aptes à introduire une action disciplinaire contre un médecin devant un conseil de l’Ordre. Les plaintes sont « formées notamment » par les patients, les organismes locaux d’assurance maladie obligatoires, les médecins-conseils auprès d’un organisme ou d’une caisse de sécurité sociale, les associations de défense des droits des patients, le ministre de la santé, le préfet ainsi que diverses institutions que détaille nommément l’article. C’est ce « notamment » qui permet aux employeurs de déposer des plaintes auprès du conseil d’ordre, que les requérants demandent au conseil d’État d’abroger.

Pourquoi abroger ce mot ? Dans le cadre d’une plainte d’un employeur, une conciliation doit avoir lieu entre les deux parties. Or, à ce stade, le médecin se trouve dans une position intenable : soit il défend son certificat et il doit alors violer le secret médical en divulguant des informations du dossier de son patient devant un tiers (l’employeur), ce qui peut le faire condamner à une sanction allant jusqu’à la radiation. D’ailleurs, les membres du conseil de l’ordre risquent eux-mêmes « des poursuites pour complicité de violation du secret médical », estime, dans ses conclusions, le cabinet d’avocat des requérants, Teissonnière-Topaloff-Lafforgue-Andreu. Soit, pour respecter son obligation déontologique vis-à-vis du secret médical, le médecin ne se défend pas et se prive d’un procès équitable pouvant déboucher sur une sanction.

« Acharnement »

Dominique Huez parle d’ « acharnement », de « harcèlement » contre des médecins qui ne font que leur travail. Pour lui, le but réel de ces plaintes est « de faire peur aux médecins qui attestent médicalement d’un lien entre atteinte à la santé de leurs patients salariés et leurs conditions de travail. On veut les faire taire. »

Ce « notamment » est en réalité une pièce rapportée. Dans la rédaction initiale, issue d’un décret du 25 mars 2007, la liste des plaignants potentiels contre un médecin était limitée aux personnes et aux autorités citées. Moins d’un mois plus tard, l’administration introduisait l’adverbe litigieux. Les requérants ont réclamé à l’ancienne ministre de la santé, Marisol Touraine, en 2016, l’abrogation de l’adverbe. Elle n’a pas répondu au courrier, ce qui implicitement constitue un rejet de la demande.

C’est donc maintenant au tour du conseil d’Etat de se prononcer. En cas de rejet, Dominique Huez, d’autres médecins condamnés et leurs soutiens pourraient saisir la Cour européenne des droits de l’homme.