Un avion russe sur la base militaire de Hmeimim , en Syrie, le 18 décembre 2015. / Vadim Savitsky / AP

Dans une analyse publiée mardi 12 septembre, « Tempête rouge - Enseignements opérationnels de deux ans d’engagements russes en Syrie », le colonel Michel Goya, historien et auteur du blog La voie de l’épée, expose brillamment les raisons du succès de l’intervention russe en Syrie. L’auteur a autorisé Le Monde à publier des extraits de son texte.

  • L’intervention militaire russe, un succès dont peuvent être tirées des leçons opérationnelles

« Cette intervention est un succès car elle a permis d’atteindre son objectif politique premier, qui était de sauver le régime syrien alors en grande difficulté, et même de contribuer à sa victoire probable. Le corps expéditionnaire russe a largement contribué à l’endiguement des forces rebelles à la fin de 2015. Puis, en particulier avec la prise d’Alep, à la conquête presque définitive du grand axe de l’autoroute M5, centre de gravité du conflit, pendant l’année 2016. Avant de lancer une campagne dans l’est désertique jusqu’au dégagement de l’aéroport de Deir ez-Zor, assiégé par l’[organisation] Etat islamique. La guerre est encore loin d’être terminée, mais elle ne peut plus désormais être perdue par Bachar Al-Assad.

« Il est intéressant de constater que ces résultats ont été obtenus avec des ressources assez limitées. Elles représentent, par les forces engagées (4 000 à 5 000 hommes et 50 à 70 aéronefs comme force principale) et leur coût d’emploi (environ 3 millions d’euros par jour) environ le quart ou le cinquième de l’effort américain dans la région. L’opération française au Levant, « Chammal » (1 200 hommes et environ 15 aéronefs, un million d’euros par jour), représente une moyenne de 6 sorties aériennes par jour, pour 33 pour les Russes.

« Au regard des résultats obtenus, il est incontestable que les Russes ont une productivité opérationnelle (le rapport entre les moyens engagés et leurs effets stratégique) très supérieure à celle des Américains ou des Français. 

  • La stratégie du « piéton imprudent » des Russes

« Le dispositif russe, engagé massivement et par surprise, a d’emblée été complet. Il n’a pas été précédé d’une phase déclaratoire, ni graduellement diversifié et renforcé comme celui de la coalition américaine (chasseurs bombardiers, puis avions d’attaque, puis hélicoptères d’attaque, puis pièces d’artillerie, etc.).

« La guerre en Syrie est une guerre « mosaïque », c’est-à-dire qu’elle n’engage pas deux camps mais plusieurs, à l’instar de la guerre civile au Liban de 1975 à 1990. Ces camps et leurs sponsors ont des objectifs différents qui les amènent à converger ou diverger selon les situations, ce qui rend le conflit à la fois complexe et stable. Un paramètre essentiel est qu’en général, les sponsors rivaux, en particulier les Etats-Unis et la Russie, n’ont aucune intention de s’affronter directement et évitent donc, pour en limiter le risque, de se rencontrer. Par voie de conséquence, l’occupation éclair du terrain par l’un empêche mécaniquement l’autre, placé devant le fait accompli, d’y pénétrer. C’est la stratégie du « piéton imprudent » qui traverse une route et oblige les conducteurs de voitures à s’arrêter, que l’URSS et la Russie ont pratiqué régulièrement.

  • Une « bulle » de défense aérienne

« A partir du moment où les Russes ont ouvertement planté le drapeau en Syrie et occupé l’espace, notamment aérien, les choses devenaient d’un seul coup plus compliquées pour les autres. Un des premiers éléments du corps expéditionnaire russe déployé a été un dispositif antiaérien moderne avec quelques intercepteurs, mais surtout, point fort russe, des systèmes sophistiqués de missiles sol-air ou mer-air, en particulier S-300 puis S-400. Il ne s’agissait pas de faire face à la menace aérienne rebelle, inexistante, mais bien d’imposer une zone d’exclusion aérienne aux autres acteurs extérieurs, en particulier les Etats-Unis, entravés de cette façon sur un théâtre d’opération pour la première fois depuis la guerre froide. Les Etats-Unis auraient pu jouer cette carte de l’exclusion du sol, et au moins du ciel par l’engagement de systèmes tactiques efficaces. Ils n’ont pas osé.

  • Le déblocage de la « crise tactique » par l’arme aérienne

« Le déblocage a été obtenu essentiellement grâce à la brigade aérienne mixte d’aviation russe. Si son volume a varié, il n’a jamais dépassé les 70 aéronefs, chiffre très faible pour une armée qui en aligne théoriquement près de 2 000.

« Sa composition, très variée, a évolué avec le temps en combinant toujours avions et hélicoptères, en privilégiant ces derniers avec le temps. Il faut ajouter à cette force au moins une batterie de la 120e brigade d’artillerie, dotée de lance-roquettes multiples BM-27 Uragan, plusieurs drones de type Dozor 600 ou Altius, similaires aux MQ-1B Predator américains, et un avion de reconnaissance électronique Il-20 M1. Il faut également y ajouter plusieurs compagnies de forces spéciales.

« L’élément-clé de la doctrine russe reste les opérations combinées. Elles visent à s’emparer de points-clés, à disloquer des dispositifs ennemis, et, pour certaines factions avec qui il est possible de négocier, à exercer une pression suffisante sur elles et les populations environnantes pour les amener à céder, quitte à accepter – c’est une particularité du conflit – des transferts de combattants. La principale modification du dispositif russe a d’ailleurs été, en février 2016, la création d’un Centre de réconciliation destiné à la diplomatie de guerre, la protection des transferts de combattants et, avec les autorités civiles, les ONG et les Nations unies, l’aide à la population. Ce centre de réconciliation est aussi très clairement un organe de renseignement.

« La brigade aérienne a donc été engagée dans plusieurs dizaines d’opérations combinées, à un rythme très élevé (1 000 sorties mensuelles en moyenne), rendu possible par la proximité des bases de la ligne de contact, Hmeimim en premier lieu, à 25 kilomètres au sud de Lattaquié, mais aussi les bases avancées de Shairat ou de Tiyas, près de Palmyre.

  • Une diminution des victimes civiles

« Selon le site Airwars, plus de 2 000 civils syriens auraient été tués dans les cinq premiers mois de la présence russe. Les pertes civiles ont cependant nettement diminué par la suite, en fonction des fluctuations de l’engagement, mais aussi de l’acquisition d’expérience des pilotes et de l’emploi de matériels plus sophistiqués, en particulier les hélicoptères d’attaque Mi-28N et Ka-52, qui ont remplacé les Su-25 dans les missions d’appui.

« Les opérations de 2016 et surtout de 2017 sont la preuve de l’excellence maîtrise désormais acquise dans l’organisation des opérations combinées. On est très loin des cafouillages survenus lors de la guerre de 2008 contre la Géorgie.

« Les pertes civiles ont eu tendance également à diminuer, même si elles restent élevées. Airwars les estime à ce jour entre 4 000 et 5 400 au total, à comparer aux 5 300 à 8 200 attribuées à la coalition américaine, agissant il est vrai depuis août 2014, mais avec une bien plus grande proportion de munitions guidées.

« Côté russe, les pertes humaines s’élèvent à 17 officiellement, en réalité sans doute entre 36 et 48, ce qui reste très faible. La principale surprise concerne finalement l’absence d’engagements d’unités terrestres au combat. La Russie a sans doute voulu limiter les coûts et les risques.

  • Tests par les Russes de matériels et méthodes nouveaux

« L’intervention a été l’occasion de raids de bombardements à longue portée réalisés par la marine, notamment le 7 octobre 2015, quand les quatre navires de la flotte de Caspienne ont lancé 26 missiles de croisière 3M14 Kalibr, dont 22 ont atteint leur cible, ou le 17 novembre 2015, avec un raid de 23 bombardiers à long rayon d’action Tu-22M3, Tu-95 et Tu-160 utilisant à leur tour des missiles de croisière KH-555. L’aviation à long rayon d’action est intervenue aussi régulièrement, en juillet 2017, par exemple avec des Tu-95 MS et des missiles KH-101. Cette première campagne russe de bombardement en profondeur a visé d’abord, bien sûr, à tester un certain nombre d’armements et d’équipements modernes, mais surtout à les montrer.

« L’intervention est évidemment l’occasion pour les forces armées russes d’expérimenter des concepts originaux. Le premier est le SVP-14 (pour Special Computing Subsystem), un système utilisant la navigation satellitaire russe, pour déterminer l’enveloppe optimale de largage d’une munition « lisse » [non guidée]. Il permet de disposer avec une flotte rustique d’une capacité de frappes proche d’une force plus sophistiquée et bien plus coûteuse.

Le deuxième est l’idée de renouer avec l’« infanterie motorisée ultra-légère », autrement dit une infanterie dotée de véhicules tous terrains légers et rapides. Le dernier est le « véhicule d’escorte », aperçu depuis cet été. C’est un véhicule intermédiaire disposant d’une très grande puissance de feu de saturation, complémentaire d’un char de bataille. Il constitue une remarquable arme « anti-antichars » (mais aussi antiaérienne et peut-être antidrone) et favorise l’emploi des chars de bataille, notamment en milieu urbain. Avec seulement un véhicule et trois hommes d’équipage, il est peut-être aussi efficace qu’un peloton d’appui direct complet des régiments Leclerc, avec ses trois VAB canons de 20 mm. Il constitue également un excellent moyen d’appui direct de l’infanterie. »