« Il est temps de questionner nos ambitions en matière de paysages », explique l’architecte Bas Smets. / Rodolphe Escher/Divergence

À la veille de la rentrée, Bas Smets joue les prolongations de son été américain. C’est depuis le désert du Nevada que l’architecte belge spécialiste du paysage répond au téléphone, alors qu’il assiste au festival Burning Man, grand-messe artistique éphémère et déjantée. Sollicité pour réfléchir à une œuvre de land-art (création extérieure en matériaux naturels) en 2018, Bas Smets observe la créativité des participants sur les terres ultra-arides d’un festival dopé à l’énergie solaire : « Ici, c’est comme un paysage post-apocalyptique et encore une fois, l’on voit bien que c’est de la nécessité que naît l’inventivité des comportements humains », ajoute-t-il.

C’est aussi ce qu’il veut démontrer à Agora, la biennale d’architecture, d’urbanisme et de design qui se tient du 14 au 24 septembre à Bordeaux. Lancée en 2004, Agora s’étale sur dix jours désormais – au lieu de sept il y a deux ans – et devrait dépasser le seuil des 55 000 visiteurs atteint en 2014 (deux fois plus qu’en 2012).

Susciter la réflexion du public

La notoriété et l’énergie de Bas Smets, nouveau commissaire de cette biennale, permettront aux Bordelais d’écouter les architectes Christian de Portzamparc et Marc Barani, le designer Ora Ïto ou le directeur des Rencontres d’Arles Sam Stourdzé.

Mais Bas Smets veut surtout susciter la réflexion du grand public sur l’évolution constante de nos panoramas métropolitains. « La population mondiale dépasse les 7,5 milliards et la moitié de ses habitants réside en milieu urbain. La perte de la nature est irréversible sans que l’on puisse estimer encore l’impact des changements climatiques. Il est donc temps de questionner nos ambitions en matière de paysages », explique-t-il.

À l’occasion d’Agora, l’architecte s’est associé à des réalisateurs pour appuyer son idée. Leur but : raconter comment l’« homo urbanus » s’adapte de manière singulière en fonction des latitudes. Ainsi, avec Bêka et Lemoine, réputés pour leurs films dépoussiérant l’architecture, il a observé à la loupe comment les excès climatiques et la géographie engendrent aussitôt des comportements-réponses des habitants, et par conséquent des économies informelles.

Il renvoie sa profession à des années-lumière du jardinage en créant ses « paysages augmentés », intelligents et sophistiqués, destinés à rendre les mégalopoles plus vivables.

Ainsi, ce SDF colombien qui, à la recherche d’un pourboire, aide les piétons à franchir les pluies torrentielles qui inondent Bogota en quelques minutes. « Avec l’artiste-vidéaste Christian Barani, nous sommes allés voir comment répondre à la nécessité de contenir les montagnes friables de Hong-kong ou à l’ambition de transformer l’île de Singapour en jardin », raconte Bas Smets.

Depuis son bureau de Bruxelles, le paysage urbain reste son quotidien. Sur sa carte de visite, il a apposé « architecte du paysage » et non paysagiste, qui est, selon lui, un abus de langage. Une nuance perçue d’emblée comme un acte de modernisation de cette science des espaces verts, toujours dans l’ombre de la grande architecture.

En multipliant les collaborations avec des stars comme Frank Gehry ou la firme new-yorkaise REX Architecture, Bas Smets remet la matière verte sous le feu des projecteurs tout en cassant le moule. À 42 ans, il renvoie en effet sa profession à des années-lumière du jardinage en créant ses « paysages augmentés », intelligents et sophistiqués, destinés à rendre les mégalopoles plus vivables.

Une « boucle verte » à Arles

Pour les faire émerger, Bas Smets a ses secrets : il scrute les vues aériennes, redessine par-dessus la végétation, compare les cartes, saute en parachute… Ce rapport très physique au paysage, tel un sourcier, l’amène à saisir la logique d’un territoire et à trouver la meilleure voie possible cachée dans la réalité. A Arles, choisi par Maja Hoffmann, directrice de la Fondation Luma, il a fait éclore une « boucle verte » de 10 hectares dans le parc des
Ateliers qui entourera bientôt la tour de Frank Gehry.

« Le projet accélère les processus naturels qui auraient eu lieu au fil du temps, en conquérant le site industriel abandonné », explique Bas Smets. Plus récemment, son aménagement de 12 kilomètres d’une autoroute en Belgique a permis la plantation d’un rideau de 5 000 arbres volontairement indigènes. Bientôt, Bas Smets dessinera le futur d’un espace public autour du centre d’art Perelman, à New York, sur le site du World Trade Center.

Seul frein à son savoir-faire, les images virtuelles dont l’architecture est si friande en amont d’un projet. « Je n’aime pas ces projections car je ne peux pas garantir le résultat d’un paysage. La nature est cyclique, saisonnière et un nouveau paysage peut prendre du temps à se construire. En matière d’environnement, il ne faut pas oublier que l’on ne maîtrise pas tout », lance-t-il. Soucieux, à l’inverse, du contrôle de sa propre image, il finit par s’inquiéter avant de raccrocher : « Il vaut mieux ne pas dire que je suis à Burning Man sinon l’on va croire que je ne suis qu’un hippie illuminé ! »