Dans « Super Mario Odyssey », Mario pourra pour la première fois se promener torse nu. / Nintendo

« Couvrez ces pixels que je ne saurais voir. Par de pareils objets, les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées. » Depuis une bande-annonce de Super Mario Odyssey diffusée jeudi 14 septembre, Internet rejoue avec humour Le Tartuffe de Molière. Il a suffi de quelques heures pour que Mario nipples (les tétons de Mario) apparaissent sur Knowyourmeme.com, la sacro-sainte bible en ligne des blagues ou sujets humoristiques nés sur Internet. Twitter lui a consacré un « moment », une thématique temporaire populaire.

Il a suffi pour cela que le célèbre plombier de Nintendo exhibe pour la première fois d’innocents tétons pour que remarques amusées et détournements fleuris s’accumulent. Parmi les plus remarqués, un montage montrant Bob l’Eponge léchant avec délectation le torse de Mario, un faux affichant le plombier en short dans un tweet faisant référence au message pornographique « liké » cette semaine par le compte du sénateur républicain Ted Cruz ; ou encore un autre montage mêlant le nu héros aux personnages galbés de la série Alerte à Malibu.

Mario intronisé « héros sexualisé », au même titre que les sauveteurs et sauveteuses d’« Alerte à Malibu » ? / Internet

Le Mickey Mouse du jeu vidéo, nouveau sex symbol du monde de la manette ? Sans doute, non. Mais cette nudité inattendue est riche d’horizons nouveaux, entre représentation d’un détail anatomique souvent occulté, libération vidéoludique du corps de l’homme, voire érotisation inédite d’un antihéros moustachu.

« Au Japon, le téton a un caractère érotique »

Si la bande-annonce de Super Mario Odyssey a pu autant faire réagir, c’est que la représentation des corps et leur sexualisation sont depuis plusieurs années un sujet récurrent d’interrogation dans le monde du jeu vidéo.

Certains internautes se sont spontanément posé la question : pourquoi jusqu’ici les héros de jeu vidéo, notamment masculins, sont-ils dépeints la plupart du temps sans tétons ? « Sont-ils censurés aux Etats-Unis ? Pourquoi des hommes torse nu dans Batman, Street Fighter, Dynasty Warriors, Assassin’s Creed, Skyrim n’en ont pas ? »

Les tétons vidéoludiques sont en fait longtemps restés rares – et restent plutôt tabous dans la production japonaise. Link dans Breath of the Wild, Chaos dans Dark Souls, ou tout simplement l’intégralité du casting des séries japonaises Sonic, Pokémon ou Persona en sont dépourvus. Une tendance qui se retrouve, par ailleurs, beaucoup dans les mangas – et ne concerne, du reste, pas que les personnages masculins.

Représenter des corps incomplets ou censurés est fréquent sur l’archipel, où il est par exemple interdit de montrer un pénis. Plusieurs scènes de nu ont ainsi dû être retirées du jeu français Heavy Rain, ou encore de The Order 1889, dont ont été censurés pénis et auréoles mammaires.

Dans « Breath of the Wild », sorti en mars 2017, le héros Link n’a pas de tétons. / Nintendo

La dimension culturelle n’est pas à prendre à la légère. « Chez nous, le téton est associé à la dimension maternelle, mais au Japon, il a un caractère érotique beaucoup plus affirmé, que ce soit pour les femmes ou pour les hommes », explique au Monde Julien Bouvard, maître de conférences en études japonaises à l’université Lyon-III.

« Il existe d’ailleurs des soutiens-gorge pour hommes ; et les seins des mannequins sont dépourvus de cavités représentant les tétons. Quand on demande aux Japonais pourquoi ils évitent de les représenter, ils expliquent que c’est pour éviter d’être trop réalistes, et donc à connotation trop sexuelle. »

Mario et histoire politique du corps de l’homme

En Occident aussi, le corps masculin a son histoire politique. Comme le rappelait cet été la chroniqueuse du Monde Maïa Mazaurette, la nudité du torse a longtemps été punissable d’une amende aux Etats-Unis et n’a été légalisée sur les plages qu’en 1936, deux ans après que Clark Gable eut pour la première fois montré deux tétons (les siens) au cinéma.

Et près d’un siècle plus tard, la question de la visibilité d’innocents tétons reste très contrariée : Facebook leur mène la chasse. Il s’agit pour le site d’éliminer tout contenu à caractère pornographique, quitte à interdire de simples photos de nu à caractère artistique, politique ou informatif. YouTube et Twitch, principaux canaux de promotions de jeux vidéo, sont a priori moins regardants. Mais certains vidéastes se vantent de se filmer le peignoir écarté sur Twitch après avoir appris que les tétons y sont tolérés – indice d’une autocensure bien ancrée.

En 2002, Mario se rendait à la plage en tee-shirt à manches courtes, et c’était déjà une révolution. / Nintendo

Il semble que, de ce point de vue, le jeu vidéo connaisse seulement depuis quelques années l’ébullition de la libération du torse qu’ont connu les années 1930. Il faut se rappeler qu’en 2002 Super Mario Sunshine avait déjà suscité de nombreux commentaires, plutôt amusés, en représentant pour la première fois Mario en pull à manches courtes, laissant dévoiler… ses coudes.

Un modèle dominant, l’hypermasculinité

La situation a toutefois connu une avancée significative ces dernières années, portées par une vague de jeux occidentaux à l’esthétique réaliste. Le site spécialisé Kotaku Australie a ainsi réussi à dresser une improbable liste des rares tétons de héros masculins : Hanzo dans Overwatch, Kratos dans God of War, Geralt dans The Witcher, Juggernaut dans DotA 2, etc., avec cercle rouge et effet loupe sur chacune des précieuses auréoles mammaires.

Dans « God of War 3 », Kratos cumule les traits caractéristiques de « l’hypermasculinité ». / Sony

Cette récente orgie de torses nus reste néanmoins conditionnée à un certain type de représentation du corps de l’homme. A l’image de Kratos, ces héros affichent en effet davantage leur musculature que leurs boutons de lait, la plupart du temps réduits à la portion congrue, au contraire de leurs pectoraux généreux et de leurs chocolatières plaquettes d’abdominaux.

Pour G. Christopher Williams, professeur d’anglais et contributeur au site Pop Matters, l’explication est à chercher du côté de la construction d’archétypes de genre hérités de la culture des comics :

« L’hyperféminité insiste de manière très prononcée sur la sexualisation. Etre uber-féminine, c’est mettre en avant des parties du corps associées à l’érotisme, comme les seins, les hanches, les jambes. Les caractéristiques masculines tendent à se concentrer sur d’autres problématiques. »

Et de citer les bustes en triangle, associés à la valorisation de la force ; les cicatrices, indices d’une dureté et d’une endurance idéalisée (Kratos dans God of War) ; ou encore les rides, expression de l’âge plus facilement accepté pour un héros (Nathan Drake dans Uncharted 4, Solid Snake dans Metal Gear Solid 5…) que pour une héroïne (l’éternellement jeune Lara Croft).

Hétérosexualité supposée des consommateurs

Si l’intimité du corps de l’homme est rarement figurée dans les jeux vidéo, c’est aussi, estimait la scénariste et conceptrice de jeu vidéo Malin Lövenberg en 2013, parce que derrière le fantasme de l’hypermasculinité se cache l’hétérosexualité supposée des consommateurs.

Shen Woo, « The King of Fighters ». / SNK

Or, les tétons masculins, suggère-t-elle, sont moins un symbole d’hypermasculinité qu’une érotisation du corps de l’homme, présenté non plus comme animal sexuel conquérant, mais comme objet sexuel désirable, selon un schéma qui peut être tout autant hétérosexuel qu’homosexuel.

La série Street Fighter, longtemps très pudibonde en matière de tétons, a ainsi mis en avant pour la première fois l’intégralité du torse de son héros Ryu, dans Street Fighter V, en 2016. Son costume « shirtless » (sans tee-shirt) s’est rapidement imposé auprès de certains joueurs comme une icône gay. La face avant glabre et musclée de Gladiolus dans Final Fantasy XV, un autre jeu japonais, a, elle aussi, suscité un certain nombre de rêveries.

Zangief dominates Ryu (shirtless) - Gyaku Ryona Male on male (gay oriented)
Durée : 04:30

Poils, tétons et autres détails oubliés

C’est qu’à travers l’ajout de ce détail anatomique, le joueur masculin découvre la possible objectivation de son corps. « Vous vouliez de la libération sexuelle, de la subversion ? Plus de chaleur sur les plages ? En voici, camarades. Mais oserez-vous ? », ironisait, cet été, Maïa Mazaurette à propos de l’érotisation du téton masculin.

Ironie de l’histoire, Mario est longtemps passé pour l’antihéros absolu, celui dont le corps rondelet et les moustaches d’un autre temps échappaient aux stéréotypes de genre. Un parfait ambassadeur de M. Tout-le-Monde (son premier nom, Ôssan, signifiait d’ailleurs simplement « le type »), pris dans des questions politiques, que la mascotte de Nintendo aimerait sans doute éviter. Reste maintenant à ce que le célèbre quadra moustachu se découvre aussi quelques poils sur le ventre – un autre tabou du jeu vidéo.