Francis Huster. / DR

Je ne serais pas arrivé là si…

Si ma grand-mère n’était pas descendue du Titanic, et si Molière ne m’avait pas sauvé la vie.

Le Titanic ? Molière ?

Ma grand-mère maternelle, qui était russe, était tombée amoureuse d’un Polonais. On est à la fin des années 1900. Pour fuir les pogroms et la chute des tsars, ils s’exilent en Allemagne, puis en France, et décident à Paris de partir pour l’Amérique. Et voilà l’histoire. En 1997, quand sort le film Titanic, ma mère me déclare qu’elle veut le voir. Je l’emmène au Kinopanorama, et au moment où DiCaprio va pour monter sur le paquebot, ma mère se met à pleurer, à pleurer… Impossible de l’arrêter !

Après le film, elle m’a raconté : c’est sur le Titanic, en 1911, qu’ils auraient dû quitter la France. Mais ma grand-mère, alors qu’ils viennent de monter à bord, fait un malaise et avoue qu’elle est enceinte… Mon grand-père n’a pas voulu qu’elle fasse la traversée dans cet état, et ils sont redescendus. C’est comme ça que mes grands-parents se sont installés définitivement à Paris, où ma mère est née en 1912. Et c’est comme ça, en sortant de ce film, que j’ai appris qu’elle avait menti toute sa vie sur son âge en prétendant être née en 1916, pour passer pour plus jeune qu’elle n’était !

Et de quoi Molière vous a-t-il sauvé ?

Je ne parle pas de Jean-Baptiste Poquelin, mais de la sage-femme qui a accouché ma mère à l’hôpital Saint-Antoine. Elle avait l’habitude de prendre la photo des bébés qu’elle aidait à naître, avec le petit bracelet sur lequel étaient écrits le nom et la date de naissance. Or, on m’avait mal lavé les yeux : j’avais contracté une infection, et c’est elle qui s’en est aperçue. On m’a opéré à l’âge de 13 jours. Sans elle, j’aurais peut-être été aveugle – on était en 1947, avant le développement des antibiotiques.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Un soir de 1976, je suis à la Comédie-Française, je viens de jouer Lorenzaccio : on frappe à la porte de ma loge. « Qui est là ? – C’est Molière ! – Oh, ça va ! Arrête tes conneries, Jacques ! » (J’étais sûr que c’était Villeret qui me faisait une blague). Mais la voix reprend : « C’est Molière ! » Je vais ouvrir, et je vois cette dame, qui me montre cette petite photo de moi ainsi que sa carte d’identité… C’est ainsi que Renée Barvini-Molière est entrée dans ma vie. C’est aussi grâce à elle que j’ai connu Arletty, déjà aveugle, avec qui elle était très amie et que je suis allée voir chaque semaine pendant des années.

Dans votre dernier livre, vous faites de Molière – Jean-Baptiste Poquelin, cette fois – un guide pour aider nos concitoyens à mieux supporter l’adversité. Que représente-t-il pour vous ?

Une place essentielle. J’aime profondément la France, ses valeurs, et la France, c’est Molière. Son courage, sa liberté, son exigence de vérité. Molière, ce n’est pas un vieux con à moustaches, les théâtres, les décors : c’est un mec qui est tombé par hasard dans un univers totalement étranger à toute sa famille, et qui s’en est sorti tout seul, avec génie. Et, dans toute son œuvre, Dieu est absent. Molière ne s’agenouille pas, il n’est pas non plus droit comme un piquet, sûr de ce qu’il dit : il est à notre hauteur. Cela m’a rendu fou de rage qu’on refuse il y a quelques années de le faire entrer au Panthéon ! Il n’avait pas non plus été reçu à l’Académie française, parce qu’ils le haïssaient, parce qu’ils savaient que, politiquement, c’était comme si Coluche était devenu président de la République ! Quand je serai mort, je veux qu’on mette sur ma tombe : « Francis Huster, comédien français. » Et être français, c’est me prendre pour Molière.

Cela vient de loin, cet amour de la France ?

De l’enfance. Du jour où j’ai compris que Jean Gabin, pendant la guerre, était reparti d’Hollywood pour s’engager dans la marine française, descendre les avions allemands, faire la deuxième DB avec Leclerc… Je n’avais pas dix ans quand notre professeur de français nous racontait ça. Gabin, je savais qui c’était depuis que j’avais vu les fesses de Brigitte Bardot dans le film En cas de malheur, avec ma grand-mère… C’était mon dieu vivant, Gabin.

Enfant, vous alliez souvent au cinéma ?

Avec ma grand-mère, oui. Elle m’emmenait le mercredi soir voir Marilyn Monroe, Jean-Claude Pascal, Jean Gabin, Bourvil… A la maison, c’était moins drôle. Mon père, physiquement, c’était un mélange de Tyrone Power et de Mastroianni – brun, sportif, un type splendide. Ma mère, c’était Marylin Monroe. A 18 ans, elle avait fait des essais de cinéma, elle rêvait d’Hollywood, mais pour mon grand-père, c’était hors de question… Et elle a rencontré mon père, et ils ne se sont jamais entendus. Mon père avait une autre femme dans sa vie, il a simplement attendu pour partir que mon frère, ma sœur et moi soyons assez grands : nous avons tous les trois grandi avec cette évidence. Mon frère faisait les 400 coups, ma sœur essuyait les foudres de son père, qui n’aurait voulu avoir que des garçons… Et, pendant que tout le monde s’engueulait, je restais dans ma chambre, rue Montigny, à Paris, où je faisais mes devoirs et lisais, lisais, lisais…

Invité la semaine dernière à l’émission « On n’est pas couché », vous y avez révélé avoir été sexuellement agressé à l’âge de douze ans, en pleine nuit, par un inconnu armé d’un couteau qui s’était introduit dans votre chambre. Pourquoi ne pas avoir parlé plus tôt de ce traumatisme ?

Pour plusieurs raisons. Si j’ai attendu un demi-siècle pour parler de ce viol, c’est d’abord parce que je ne voulais pas que les rôles de héros que j’interprétais – Hamlet, Rodrigue, Perdican, Cléante, etc. – puissent être comme masqués par la propre tragédie de mon enfance. Ensuite, j’ai voulu que mes filles, Toscane et Elisa, soient assez grandes pour
pouvoir comprendre pourquoi je révélais ce drame. Non pas pour geindre en tant que victime, mais au contraire pour donner du courage et de la force à tous ceux qui, dans leur vie, ont aussi été marqués par un drame personnel. C’est pour cela que j’ai écrit N’abandonnez jamais, ne renoncez à rien : pour que ceux qui le liront entendent les paroles qui m’ont sauvé, qui m’ont convaincu de me battre toute ma vie, pour ne jamais renoncer à mes rêves et les réaliser.

Mais ce livre n’est pas une autobiographie, et vous n’y parlez pas de cet événement…

J’ai été sauvé par ma passion du théâtre, mais c’eût été moins fort de parler de ma vie que de prendre Molière pour exemple. Lui aussi a eu une enfance qui a brûlé sa vie, avec la mort en deuxième couche de sa mère adorée. Il s’est alors détourné peu à peu du destin qui l’attendait comme fils de son père, c’est-à-dire futur avocat et tapissier du roi, pour se construire une autre vie.

C’est ce que vous avez fait ? Vous vous êtes opposé au destin que vous promettait votre père ?

Absolument. J’étais destiné à être chirurgien, parce que mon père avait dit : « Mon fils sera chirurgien. » Point barre. Il était très rigide, à l’anglaise. Mais une série d’événements ont dévié ma route. Celui dont nous venons de parler, d’abord. Et puis un autre, à 12 ans également. On est en 1959, je descends la rue avec ma grand-mère pour aller au cinéma, et il y a là un vendeur de journaux qui hurle : « Gérard Philipe est mort ! » Ma grand-mère achète le journal et éclate en sanglots. « Il est mort, il est mort ! Fanfan la Tulipe est mort ! », répète-t-elle. Et soudain elle me prend dans ses bras, je vois encore la scène, et elle me dit : « Tu le remplaceras ! » Je n’ai même pas compris ce que ça voulait dire. J’étais à mille lieues de me douter que des années plus tard, quand Pierre Dux me ferait signer mon contrat à la Comédie-Française, il me dirait : « Huster, vous allez être notre nouveau Gérard Philipe. »

Et après ?

A 15 ans, je me casse la jambe. Deux fois de suite. Je suis au lycée Carnot, dans le plâtre la majeure partie de l’année et, comme je suis très bon élève, le prof de français me suggère, pour tromper mon ennui, de prendre des cours de théâtre. Le mec qui donne le cours s’appelle François Eichholtzer. C’est un Alsacien, blond, à la Brad Pitt, stagiaire à la Comédie-Française, à qui son professeur au Conservatoire, René Simon, a dit : « Eichholtzer ? On ne fait pas une carrière avec ce nom-là ! Tu t’appelleras Florent ! » C’est comme ça que j’ai découvert le théâtre avec François Florent. Ensuite, tout s’est enchaîné très vite. Jacques Weber et moi gagnons le concours des conservatoires municipaux – lui en comédie classique, moi en comédie moderne –, et je suis reçu au Conservatoire national d’art dramatique. Quand je l’ai dit à mon père, il m’a foutu une paire de gifles. Je me suis levé de table, on ne s’est plus parlé pendant quatre ans. Jusqu’à ce que je sois engagé à la Comédie-Française. Je l’ai alors appelé pour l’en avertir – je savais que Pierre Dux, résistant, commissaire du gouvernement à la Libération, il n’y serait pas insensible. Sa réponse a été lapidaire : « Pierre Dux ? Je te félicite. » Et il a raccroché.

Ce père si dur, en êtes-vous resté proche ?

Il est mort il y a cinq ou six ans, après ma mère. Je le voyais une fois par an, pas plus, parce qu’il habitait sur la Côte d’Azur. Il m’a éduqué à la dure, mais je l’en remercie : sans lui, sans la discipline qu’il m’a inculquée, je ne pense pas que j’aurais pu faire ce métier. Je suis un peu comme un soldat, je lui dois ça. Nous étions très différents : je suis plutôt quelqu’un qui tend la main, mon père était plutôt quelqu’un qui la levait. Mais c’était un père.

Dans ces débuts fulgurants, quand la « vraie » rencontre avec le théâtre se produit-elle pour vous ?

Avec Isabelle Adjani. Nous nous sommes connus quand j’étais élève au Conservatoire, lors d’un casting pour Le Petit Bougnat, où elle obtint son premier rôle au cinéma. Elle a alors treize ou quatorze ans, elle veut faire du théâtre, elle vient assister au concours du Conservatoire, on devient très amis… Et, dans ma tête, je me dis : « On va devenir Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, Laurence Olivier et Vivien Leigh, c’est miraculeux de faire un couple de théâtre, on a des rôles sublimes à jouer ! » Dans un premier temps, c’est ce rêve qui m’a motivé.

Est-ce ce qui s’est réellement passé ?

Oui et non. En 1972, lorsque Isabelle entre à la Comédie-Française, elle a 17 ans, moi 25. L’année suivante, elle joue Agnès, dans L’Ecole des femmes. Dès la première, elle devient l’actrice la plus célèbre de Paris. Je reviens alors d’un tournage, nous sommes amoureux, nous jouons ensemble L’Ecole des Femmes, L’Avare… Ça y est, le couple théâtral est formé ! Sauf qu’Isabelle décide de quitter le Français pour aller tourner L’Histoire d’Adèle H. avec François Truffaut, qui lancera en 1975 sa carrière au cinéma.

Vous-même êtes resté à la Comédie-Française de 1971 à 1981. Pourquoi en être parti ?

Ce fut dix ans de rôles sublissimes, de gloire totale, de réussite… Et l’un de mes plus grands bonheurs : la diffusion en Eurovision de Lorenzaccio, en 1976, dans la mise en scène de Zeffirelli, avec 220 millions de téléspectateurs. Il n’y a pas un point noir dans toute cette période, ni artistiquement ni humainement. Mais, au bout de dix ans, Dux, qui lui-même quittait le Français, m’a dit ceci : « Francis, vous venez de faire une vie d’acteur. Maintenant, c’est une vie d’homme que vous devez faire ! – Ça veut dire quoi, Monsieur le directeur ? – Ça veut dire que vous allez prendre la direction d’un théâtre, d’une troupe ! » J’ai suivi son conseil, j’ai quitté la Comédie-Française. Ensuite ? J’ai failli, au tournant des années 2000, prendre la direction du Rond-Point, puis de Chaillot – mais je n’ai finalement jamais dirigé de troupe. Au lieu de quoi je me suis lancé à fond dans le théâtre privé.

Et n’avez-vous jamais regretté le théâtre public ?

Non. Cela m’a permis de vivre une autre vie. D’écrire moi-même des pièces, que je jouais en alternance avec celles d’autres auteurs. De monter et de jouer La Peste en 1989 – un autre de mes meilleurs souvenirs – au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. De mettre en scène, en 2005, Les Mémoires d’un tricheur, de Sacha Guitry. D’être libre de faire mille autres choses, en gardant ma personnalité, tout en faisant des spectacles de comédie pure, à l’américaine… Cela m’a permis, entre 50 et 60 ans, de ne pas être un vieux jeune premier, car j’ai trouvé dans le privé des rôles correspondant à cette époque de ma vie que je n’aurais pas trouvé dans le classique. Passer du public au privé, ça n’a pas du tout été un saut dans le vide ! C’est maintenant que je dois faire ce saut. Soit je laisse tomber le théâtre et je reviens au cinéma ou à la télévision. Soit je m’inscris dans un lieu théâtral, qui sera le seul lieu où je jouerai pendant quatre ou cinq ans.

Pourquoi prendre cette décision maintenant ?

Parce que j’ai 70 ans. Le théâtre, c’est ma vie – mon vrai père, ça a été Pierre Dux, mon vrai frère Jean-Louis Barrault –, mais c’est une vie de fou : j’ai toujours joué au moins trois cents fois par an ! Si j’arrête, je saute par la fenêtre. Je ne fais jamais de tourisme, je ne prends pas de vacances, sauf quelques jours cet été avec mes filles. Je n’ai jamais fumé, je ne me suis jamais shooté, je ne bois pas d’alcool… Et je ne dors que trois-quatre heures par nuit. Je suis un cas, c’est vrai !

Vous ne vivez donc que pour le théâtre. C’est quoi, pour vous, être acteur ?

C’est ce que je reçois chaque soir du public. C’est comme une drogue : pendant deux heures je me shoote à ça, je ne peux pas m’en passer. C’est ce qui fait que je ne me rends absolument pas compte de mon âge, et que je me conduis comme si j’avais 20 ans. François Mitterrand, qui adorait l’art dramatique, distinguait les acteurs qui étaient « ici et maintenant » sur scène et ceux qui étaient ailleurs. C’est tellement ça, le secret de ce métier ! Et c’est aussi le bonheur du théâtre par rapport au cinéma. Au théâtre, quand vous êtes vraiment ici et maintenant, vous vous jetez dans le vide. Au cinéma, vous faites parfois trente prises du même plan, et celui où vous êtes ici et maintenant n’est pas celui qui est retenu.

Vous écrivez dans votre livre : « C’est un devoir pour tout comédien français de jouer Alceste », ce personnage du Misanthrope où s’incarne « tout le génie de Molière »… Vous l’avez joué, évidemment ?

Alceste, c’est le rôle de ma vie. Je l’ai mis en scène, je l’ai joué trois fois… Mais le problème, avec Alceste, c’est que ce n’est pas un rôle ! Un rôle de théâtre a un commencement, un milieu et une fin : Alceste n’a rien de tout cela. Et d’aucun comédien on ne peut dire : « Il a été Alceste », comme on peut dire de Gérard Philipe qu’il a été le Cid ou d’Isabelle Adjani qu’elle a été Ondine. Les plus grands s’y sont essayés, personne n’y est parvenu. C’est pour ça que si j’apprends que j’ai un cancer et que je n’ai plus que trois mois à vivre, je veux monter Le Misanthrope. Je veux finir ma vie en jouant Alceste.

« N’abandonnez jamais, ne renoncez à rien », éditions Le Cherche Midi, 240 p., 18 €.

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