Emile Costard pour Le Monde Afrique

Depuis deux mois, dans le cadre du projet européen « Les nouveaux arrivants », Le Monde suit un groupe de réfugiés installé à Vichy. Pendant un an, nous racontons l’intégration de ces hommes originaires du Soudan et d’Erythrée. Hassan est l’un d’entre eux.

En entrant dans son studio situé au dernier étage d’un immeuble du centre-ville de Vichy, Hassan allume le ventilateur et entrouvre le vasistas. Il fait chaud en cette nuit de juillet, seul un mince souffle tiède se propage dans la pièce. Hassan se laisse tomber sur le lit et s’excuse de nous recevoir dans pareille fournaise. Depuis qu’il est en France, ses souvenirs le bousculent, l’empêchent souvent de trouver le sommeil. Alors, ce soir, cette nuit, nous boirons du café avec une pointe de gingembre, comme en Erythrée, et Hassan racontera ses vies, celles qui ressurgissent quand le soleil se couche sur Vichy.

Je suis né au Soudan en 1980, près de la frontière érythréenne. Ma famille est originaire de l’ethnie Tigré, on était huit enfants, mon père était agriculteur et on vivait entre Tokar et Karora. A l’époque, des milliers d’Erythréens étaient massés dans l’est du Soudan. En 1993, quand le pays a accédé à l’indépendance, beaucoup sont rentrés vivre en Erythrée. Mes parents ont décidé que je resterai seul au Soudan, pour travailler et faire vivre la famille. J’avais 13 ans à l’époque et mon père m’a confié à son ami Mohamed Nour. On était pauvres, ils n’avaient pas le choix. Ça a profondément marqué mon existence.

Les questions identitaires ont commencé à me tirailler. Elles ne m’ont plus jamais quitté depuis. Je ne veux pas donner l’impression de dénigrer le Soudan, car j’aime profondément ce pays, il a forgé l’homme que je suis devenu. Mais mes parents sont Erythréens et j’ai grandi avec cette différence. J’ai longtemps fantasmé mon pays d’origine.

Mohamed Nour, paix à son âme, vivait à Port-Soudan avec sa famille. Il avait un restaurant et des minibus, dans lesquels je récoltais l’argent des passagers. C’était un homme bon. Je l’ai aimé comme un père, mais nos relations ont parfois été difficiles. J’étais un adolescent contrarié. J’ai beaucoup voyagé à cette époque, j’allais de ville en ville, j’enchaînais les petits boulots et finissais toujours par rentrer à Port-Soudan.

Un jour, je devais avoir 15 ans, j’ai décidé de partir sur un coup de tête. Je suis allé dans le camp de réfugiés d’Assoutriba, où vivaient des centaines d’Erythréens. J’y suis resté quelques semaines, jusqu’à ce que Mohamed Nour vienne me chercher pour que je rentre. Je l’ai suivi et la situation s’est améliorée à la maison.

J’ai commencé à jouer au football. Grâce à ce sport, j’ai trouvé un certain équilibre. Avec les autres gamins du quartier, on passait la journée à jouer avec de vieilles chaussettes qu’on bourrait avec tout ce qu’on trouvait. On était pieds nus et les matchs duraient des heures. On se blessait souvent, on se cassait les ongles au contact des pierres, mais il en fallait plus pour nous empêcher de jouer !

Un jour, des hommes plus âgés nous regardaient. A la fin du match, ils sont venus me voir et ils ont proposé de me présenter à un club du coin, le Delta. L’entraîneur a accepté que je suive le groupe. Je ne faisais pas partie de l’équipe mais j’avais le droit de faire les entraînements avec eux.

Je m’entraînais tous les jours. Peu à peu je me suis fait ma place. Je devais avoir à peu près 16 ans. J’étais tout le temps fourré au club, il m’arrivait même d’y dormir. J’ai joué là-bas plusieurs années dans des petits championnats. Et puis, en 2002, j’ai passé des tests pour rejoindre l’équipe Al-Merreikh Al-Thagher de Port-Soudan, un club professionnel de première division. J’étais milieu de terrain offensif, j’avais environ 22 ans et ils m’ont pris dans l’équipe des moins de 20 ans.

Au Soudan, c’est très simple de falsifier l’âge de quelqu’un, ce n’est pas comme en France, ici vous avez beaucoup de papiers, des certificats de naissance. Mais moi, fils d’un paysan érythréen, je n’avais aucune identité officielle. Alors le club m’a fait des papiers et a modifié mon âge. Une nouvelle vie s’ouvrait à moi. Je gagnais de l’argent, je pouvais en envoyer à ma famille, je m’habillais très bien, je voyageais dans tout le pays, je prenais l’avion et le bus régulièrement. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme je l’avais espéré.

La voix de Hassan se fait tout à coup plus hésitante, son visage se contracte, ses yeux s’assombrissent. Il attrape une cigarette, inspire une grande bouffée. Un long monologue en arabe commence. Adel Al-Kordi, qui s’évertue à traduire chaque phrase prononcée par Hassan, reste silencieux. Hassan demande à ne pas être coupé, parce qu’il a des choses très dures à dire. Puis la traduction reprend.

Aujourd’hui, je comprends des choses que je ne comprenais pas quand j’étais plus jeune. J’ai toujours été très fier de mes origines, d’être un « Habashi », un Abyssin. Mais dans la bouche de certains Soudanais, « Habashi » est une insulte. On me traitait de « fils de Habashi », vous comprendrez la signification, c’était très péjoratif. J’étais devenu le « Habashi » de l’équipe, le souffre-douleur. Et de graves erreurs ont été commises, j’ai beaucoup souffert.

Hassan n’a pas souhaité que les détails soient restitués.

J’étais très talentueux au football, mais briller quand on est un Habashi peut te causer des problèmes. Un Erythréen doit être soumis au Soudan s’il veut vivre en paix. Je ne pouvais plus continuer le football après ça, alors j’ai tout arrêté. Ça a été une des périodes les plus dures de ma vie, je me sentais terriblement seul. J’avais la sensation que je n’avais plus rien à faire au Soudan. Je n’avais qu’une chose en tête : rentrer en Erythrée, découvrir mon pays et retrouver les miens.

Emile Costard pour Le Monde Afrique

L’heure tourne et Hassan enchaîne les cigarettes. Parfois, il interrompt son récit et se lève en prenant une grande respiration pour aller chercher des fruits ou refaire du café. Après une enfance difficile, éloigné de sa famille, et l’arrêt brutal de sa carrière de footballeur à Port-Soudan, il foule en 2008 le sol de l’Erythrée, pays étranglé par une dictature implacable et d’où 2 000 à 4 000 personnes tentent de fuir chaque jour.

Quand je suis rentré en Erythrée, beaucoup m’ont dit que j’étais fou. Mes proches ne comprenaient pas pourquoi je rentrais alors que je n’avais pas fait mon service militaire. En Erythrée, le régime est extrêmement répressif. C’est une dictature très dure comme il y en a peu dans le monde. Le service militaire n’a pas de durée limitée et certains y restent jusqu’à leurs 40 ans ! C’est un calvaire pour beaucoup d’hommes, car le pays est dans un état de guerre permanent.

Mais à ce moment-là, toutes ces questions étaient secondaires. J’étais en détresse, je déprimais, je voulais renouer avec mes racines et revoir mes proches. J’avais besoin de leur soutien. Mon père avait été catégorique : il n’était pas question que je rentre ! Alors évidemment, l’accueil n’a pas été celui que j’attendais, et puis il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre la réalité dans laquelle était plongé mon pays.

Au début, c’était dépaysant. En Erythrée, nos coutumes sont différentes, les gens boivent de la bière, il y a des mosquées mais aussi des églises, les filles mettent des jeans et sortent les cheveux au vent. Mais très vite, je me suis rendu compte du calvaire que subissait mon peuple. Les Erythréens vivent la peur au ventre, la pauvreté est terrible, il n’y a aucun avenir pour la jeunesse. J’ai compris pourquoi tant de mes compatriotes cherchaient à fuir coûte que coûte. En Erythrée, les jeunes sont étrangers à leur propre pays. Alors pourquoi rester ?

Peu de temps après mon arrivée, je me souviens d’une scène qui décrit bien l’atmosphère qui régnait. Il me restait un peu d’argent du Soudan, alors je sortais beaucoup dans les cafés. Un après-midi, j’ai commencé à parler de l’actualité et un peu de politique. Il faudrait le voir pour le croire mais en trente secondes, le café s’est vidé [rires]. Plus personne ne voulait me parler ! Les gens vivent dans la paranoïa.

J’ai vécu comme ça pendant deux ans. Je buvais car je n’avais rien d’autre à faire, il n’y avait pas de boulot. Puis en 2010, ce qui devait arriver arriva. Mon père avait eu raison de me mettre en garde. J’étais dans un café avec deux amis, on sirotait des bières quand tout à coup, mon oncle a surgi, complètement affolé. Il m’a demandé de le suivre dehors et il n’a prononcé qu’une phrase avant de partir en courant : « Menghessa Reseh [le service militaire], pars vite ! » Une convocation venait d’arriver. Quand j’ai entendu ces mots, j’ai eu un gros coup de chaud, ma tête tournait, comme si je venais de prendre un coup.

Je suis retourné m’asseoir avec mes amis et d’un coup tout le monde a dessoûlé [rires]. On a repris nos esprits et puis l’un d’eux m’a dit très sérieusement : « On part ce soir, viens avec nous ! » Il ne m’avait pas mis dans la confidence, mais ça faisait des mois qu’ils préparaient leur départ. Ils avaient le contact d’un passeur. On a pris un bus dans la soirée pour Keren. Je devais les attendre dans un village des alentours le temps qu’ils rencontrent le passeur et qu’ils planifient le départ.

Il est 2 heures du matin, Hassan s’excuse de devoir s’interrompre. Dans quelques heures, il doit se lever. Depuis dix jours, il travaille dans une ferme bio à Arronnes, près de Vichy. Si la modestie teinte son récit, c’est avec beaucoup de fierté que Hassan se définit à plusieurs reprises comme un « grand bosseur », capable de trouver du boulot dans n’importe quelles circonstances. Hassan propose de continuer la discussion dans deux jours, le rendez-vous est fixé. Avant de partir, nous lui demandons seulement comment il a réussi à sortir d’Erythrée.

A Keren, on nous a cachés à l’arrière d’un camion. On était tous terriblement stressés à l’idée de se faire prendre, mais après de longues heures de route on est arrivé à Kassala, de l’autre côté de la frontière. J’étais de retour au Soudan. Je crois que c’est à ce moment-là que l’idée de partir pour l’Europe s’est dessinée clairement dans ma tête. Mes deux amis avaient le même projet mais pas les mêmes idées pour le faire. Ils voulaient aller dans les camps de réfugiés et faire des demandes d’asile. Je me souvenais des conditions dans lesquelles les gens vivaient dans ces camps quand j’étais gamin. Il n’était pas question que je les suive. Je connaissais bien le Soudan et je savais que j’arriverais à me débrouiller seul pour trouver du boulot. J’ai immédiatement quitté Kassala et j’ai fait route vers Khartoum. J’étais prêt à y faire n’importe quoi.