Le propriétaire de Gym Nation, Osman Ghani, donne des conseils à l’un de ses clients. / Loulou D'AKI/ VU POUR LE MONDE

Dans les rues de Kaboul, on les croise partout, ces ­hommes torse nu qui prennent la pose avec leurs ­muscles saillants. Les affiches pour les salles de sport placardées dans la ville attirent les regards. Des photos qui détonnent quelque peu avec le look des rues d’Afghanistan, où les hommes sont toujours vêtus de longs pantalons et de chemises, sinon d’un salwar kameez, tunique traditionnelle bouffante.

Insécurité grandissante

Depuis quelques années, à Kaboul, mais aussi dans d’autres ­villes, se multiplient les salles de fitness où les Afghans se convertissent au culturisme. Passion inattendue dans un pays ravagé par la guerre et par une insécurité grandissante. Selon un rapport des Nations unies publié en juillet, l’Afghanistan a enregistré un nouveau record de victimes civiles au premier semestre 2017, avec 1 662 morts et 3 581 blessés. « Lorsque la sécurité n’est pas assurée, tu fais tout pour te protéger et pour protéger ta famille », glisse Javad Wardak, qui s’entraîne avec son ami Karim Khalil chez Gym Nation, dans une cité résidentielle du centre de la capitale. Comme s’il essayait de compenser son impuissance à contrôler son destin par une maîtrise parfaite de son corps.

« J’ai l’habitude qu’on m’arrête dans la rue pour me demander comment j’ai réussi à avoir ce corps. Ici, tout le monde veut faire du culturisme. » Karim, 29 ans

Karim Khalil, avec ses bras tellement gonflés qu’il ne peut guère les coller à son corps, fait tourner les têtes, aussi bien des hommes que des femmes, dès qu’il sort de sa voiture. « J’ai l’habitude qu’on m’arrête dans la rue pour me demander comment j’ai réussi à avoir ce corps. Ici, tout le monde veut faire du culturisme », explique cet Afghan de 29 ans. Le jeune homme donne des conseils de sécurité à des ambassades, des organisations internationales et des sociétés privées pour lesquelles il travaille aussi sur le terrain. En somme, son physique vaut de l’or. « J’obtiens tous mes contrats grâce à mon apparence. Plus je suis fort pour porter des équipements lourds ou éventuellement des corps blessés, plus j’ai une chance d’avoir une marge pour négocier mon salaire », explique-t-il.

Les muscles comme clé de survie dans un pays où le chômage reste très élevé ; Karim Khalil n’est pas le seul à faire le lien. Ceux qui le croisent le jalousent pour cette même raison : « Lorsque je l’ai vu, avec un si beau corps, j’ai pensé tout de suite que c’était quelqu’un qui avait réussi, qui est discipliné et probablement riche. Il fait des envieux », dit Milad, 16 ans, qui vient de tomber sur lui en se rendant à Gym Nation.

Une quarantaine d’adhérentes

Milad et ses amis aspirent à devenir comme lui, à afficher un corps bodybuildé. D’autant qu’être sportif et musclé est aussi la preuve que l’on n’a pas sombré dans la drogue, la toxicomanie étant l’un des plus gros fléaux d’Afghanistan. « Ici, on croise tout le temps des toxicomanes qui traînent dans les rues et qui dorment sous les ponts. Ils sont détestés et méprisés par la société, alors qu’un jeune qui fait du sport dégage de la fraîcheur, explique Javad Wardak. On se dit qu’il a une force de caractère. »

« A l’époque où les talibans étaient au pouvoir, il n’y avait à Kaboul que cinq ou six clubs. Aujourd’hui, on compte entre 500 et 600 salles. » Osman Ghani, de Gym Nation

Chez Gym Nation, les hommes s’entraînent au sous-sol et les femmes, une quarantaine d’adhérentes, à l’étage. Certains se chauffent sur le tapis de course tandis que d’autres commencent d’emblée à soulever des haltères et des poids. Le propriétaire de la salle, Osman Ghani – qui n’a aucun lien de parenté avec le président afghan, Ashraf Ghani –, pratique le culturisme depuis 1999, deux ans avant que les ­talibans ne soient chassés du pouvoir par une coalition militaire ­menée par les Etats-Unis. « Les talibans n’étaient pas contre le culturisme à condition qu’on ne se rase pas la barbe. Mais, à l’époque, il n’y avait à Kaboul que cinq ou six clubs. Aujourd’hui, on compte entre 500 et 600 salles », ­déclare l’homme d’affaires de 35 ans. Issu d’une famille modeste, il ­détient aujourd’hui un autre club de sport à Kaboul.

Bon investissement

Les membres masculins de Gym Nation sont environ 150 et l’abonnement mensuel varie entre 800 afghanis pour faire de la musculation et 1 500 afghanis pour utiliser les équipements électriques, soit entre 9 et 18 euros. « L’électricité coûte cher ici, et les coupures sont assez fréquentes. Nous sommes obligés d’utiliser des générateurs », ­explique Osman Ghani pour justifier la différence de tarifs.

Même pour ceux qui ont les moyens, les abonnements représentent un budget, le salaire moyen s’élevant à 120 euros. Mais beaucoup considèrent cette dépense comme un bon investissement car une grande majorité d’Afghanes ne seraient pas indifférentes au charme d’un homme musclé. « J’avais déjà un beau corps à mon ­mariage. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai plu à ma femme », affirme Javad Wardak. « Mais, au fil des ans, occupé par mon épouse et par notre enfant, je me suis un peu laissé aller. Si j’ai repris le culturisme, c’est à cause de ses railleries. Aujourd’hui, ma femme vante mon physique auprès de ses amies », s’amuse-t-il.

Karim Khalil et Osman Ghani sont tous deux titulaires du titre Mister Afghanistan, une compétition qui se tient tous les ans depuis 2002 et attire des centaines de bodybuildeurs venus de tout le pays. L’événement est très populaire. Mais pas question de choquer dans un pays traditionnel et islamique : la télévision afghane, qui retransmet la compétition, ne montre que le visage des vainqueurs, très brièvement, jamais leurs corps huilés en maillot de bain moulant.

De la fonte et de la sueur à Kaboul