Peut-être l’ignorent-ils, mais en descendant en masse dans la rue pour réclamer le départ du président Faure Gnassingbé, les opposants du Togo ont déjà contribué à faire tomber quelque chose : le projet d’un sommet Afrique-Israël qui devait se tenir à Lomé pendant quatre jours, à partir du 23 octobre. Un sommet qui se promettait d’être la célébration de relations nouvelles entre une partie des pays du continent avec Israël. Le sommet est officiellement « reporté », mais il n’aura sans doute jamais lieu à Lomé.

Il n’entrait pas dans l’intention des manifestants togolais de s’opposer à la tenue de cette réunion. Les revendications de la rue, celles des dirigeants de l’opposition, se sont focalisées sur des questions nationales, et notamment la manière dont est dirigé le pays. Le sommet Afrique-Israël, dans ce contexte, c’était un peu l’invité encombrant, arrivé mal à propos.

De fait, il aurait été inconcevable de réunir des chefs d’Etat et une importante délégation israélienne – comprenant les représentants de 150 entreprises – dans une capitale où plane le risque de violences et de débordements. A ceci s’ajoute la perspective de développements dans les démêlés judiciaires de l’épouse du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, dans un dossier de corruption potentielle. « Comment parler tranquillement d’affaires ou de sécurité pendant que la rue brûle juste devant l’hôtel de la conférence et qu’un processus judiciaire est en cours touchant l’invité de marque ? », s’interroge une source proche du dossier.

Dans d’autres parties du continent, il aurait été inimaginable qu’un tel sommet se tienne. Au Niger, des émeutes ont éclaté pour moins que ça. Les dirigeants savent que cela pourrait apparaître comme un élément provocateur dans certaines régions à majorité musulmane.

Mais, au-delà de la question religieuse, les opinions publiques de bon nombre de pays d’Afrique sont opposées à l’idée d’un rapprochement avec Israël en raison de sentiments de solidarité avec le peuple palestinien. Il y a peu, c’était aussi la position de la plupart des gouvernements, ou des institutions régionales ou continentales africaines. Or un chemin a été parcouru par certains dirigeants en l’espace de quelques années pour se rapprocher de l’état d’Israël, qui a beaucoup à offrir : des investissements dans des secteurs pointus, de l’expertise dans des domaines tels que l’agriculture et les hautes technologies. Ceux, également, de la surveillance et de la sécurité, au sujet desquels les populations se demandent si elles ont plus de chances d’en être les cibles que les bénéficiaires.

Jouer du « soft power »

Israël, comme les autres pays impliqués dans la volonté d’exercer une influence en Afrique (dont la France), joue aussi du « soft power ». Qui a volé en urgence au secours des habitants de Freetown, en Sierra Leone, où un glissement de terrain gigantesque a fait des centaines de morts en août et entraîné de nombreuses destructions dans une molle indifférence internationale ? Mashav, l’organisation humanitaire israélienne. Cela, naturellement, n’a pas le pouvoir de faire basculer en une nuit l’opinion de tout un continent, d’autant que, dans certains pays, notamment ceux de la bande sahélienne travaillés par des tendances de l’islam rigoriste, le sentiment anti-israélien peut potentiellement être à l’origine de fortes tensions, voire de violences.

Les dirigeants togolais avaient-ils, du reste, bien soupesé l’importance symbolique de ce sommet ? Pour expliquer son annulation, les sources officielles, à Lomé, se sont hâtées de mettre en avant le rôle négatif des pays africains souhaitant boycotter ce rendez-vous, en désignant sans les nommer les « coupables » que seraient l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Algérie, le Zimbabwe et d’autres pays du Maghreb ou d’Afrique australe. Or, aucune de ces nations, séparément ou collectivement, n’aurait eu le poids suffisant pour empêcher le sommet. Et c’est la véritable nouveauté, à l’échelle de l’Afrique.

Combien de pays comptaient se rendre à Lomé ? Difficile de le savoir avec certitude, tant les pays demeurent évasifs sur le sujet. Matshidiso Motsoeneng, analyste au centre de réflexion Afro-Middle East Centre (AMEC) de Johannesburg, a passé des semaines à faire le compte, en essayant de comprendre les intentions de chaque gouvernement. Elle arrive à un chiffre de vingt-cinq pays participants. « La plupart de ceux qui ont annoncé clairement leurs intentions à ce sujet sont ceux qui ne souhaitent pas, justement, participer à ce sommet, comme le Botswana », note-t-elle.

Cette gêne aux entournures ne refroidit en rien les intentions des adeptes du rapprochement avec Israël. Le sommet pourra du reste se tenir, plus tard, dans une autre capitale africaine, jugée assez sûre et assez amicale. Ce pourrait être, par exemple, à Malabo (Guinée équatoriale) ou à Kigali (Rwanda), ville qui avait été envisagée initialement comme le lieu idéal pour la première édition de la rencontre. « Il était impossible d’organiser le sommet au Rwanda alors que le président Kagamé s’apprête à prendre la tête de l’Union africaine [le 1er janvier 2018] et ne peut donc pas se permettre d’avoir des dissensions continentales sur le dossier des relations avec Israël », note une bonne source.

Relations discrètes

Dans la relation avec Israël, rien n’est simple. Schématiquement, l’Union africaine (UA) – et l’Organisation de l’unité africaine (OUA) qui l’a précédée – a été dominée par une prise de position majoritairement pro-palestienne depuis la guerre des Six Jours (1967) puis celle du Kippour (1973). Mais, en parallèle, Israël avait préservé ou développé des relations discrètes avec certains alliés : le Kenya, l’Afrique du Sud de l’apartheid et ses satellites ou obligés, comme le Bophuthatswana, un « bantoustan » sud-africain, pur produit du pouvoir blanc de Pretoria reconnu nulle part ailleurs, qui a eu sa petite représentation diplomatique, un temps, à Tel-Aviv.

Israël avait cependant connu une période infiniment plus harmonieuse avec l’Afrique des années 1950 et 1960, accédant alors aux indépendances, et nourrie par l’idée d’un destin commun entre ex-victimes de la domination européenne. L’Etat d’Israël avait obtenu, à une époque, un statut d’observateur au sein de l’organisation panafricaine, avant de se la voir retirer à la demande expresse du « Guide » libyen, Mouammar Kadhafi, lors de la création de l’UA, en 2002. Depuis, Kadhafi n’est plus de ce monde, et la realpolitik, les intérêts particuliers, ont gagné du terrain.

Se rapprocher de l’Afrique est donc un objectif réaliste de la politique étrangère israélienne, à la fois pour assurer de nouveaux débouchés aux sociétés israéliennes, se positionner près de terrains où opèrent des groupes djihadistes, gagner de l’influence là où, en théorie, l’Iran, grand ennemi d’Israël, risque de chercher à en acquérir (en Ethiopie, par exemple). Mais enfin, et surtout, pour faire sortir les pays africains de l’ensemble des nations habituées à voter contre Israël dans les organisations internationales. « M. Nétanyahou a comme volonté de casser le bloc africain », résume Steven Gruzd, qui dirige la recherche sur les relations Israël-Afrique à l’Institut de relations internationales d’Afrique du Sud (SAIIA). « Lomé a voté contre une résolution de l’Agence atomique internationale (AIEI) en septembre 2015 qui aurait contraint Jérusalem a ouvrir ses sites les plus sensibles aux inspections internationales et s’est abstenu sur la résolution de l’Unesco d’octobre 2016 niant les liens séculaires entre [le site du mont du Temple à] Jérusalem et le peuple juif », annoncent (www.africaisraelsummit.org) les organisateurs du sommet Afrique-Israël. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, qui se félicite déjà d’avoir rétabli des relations diplomatiques avec la Guinée, vise à présent le même objectif avec le Tchad, et songe même à s’efforcer d’y parvenir avec un ennemi jusqu’ici irréductible : le Soudan.

Divisions et contradiction

C’est compter sans certains obstacles et réticences, et prendre le risque aussi d’explosions çà et là, lorsque la scission entre dirigeants et populations rend le milieu inflammable. Rien de tout cela ne serait cependant envisageable si un « coming-out » ne s’était opéré dans certaines capitales africaines qui ont entretenu des relations discrètes avec Israël au cours des dernières décennies. Israël, en tant que nation, était associée encore récemment à sa collaboration avec l’Afrique du Sud de l’apartheid et ses alliés au temps de la guerre froide, comprenant le Zaïre de Mobutu, l’Unita de Jonas Savimbi en Angola, laquelle avait des relations privilégiées avec la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Togo de Gnassingbé Eyadéma, le père de l’actuel chef de l’Etat. Mais aussi à des amis plus discrets, comme le Rwanda, l’Ouganda, le Ghana et, à nouveau, l’Ethiopie. « La Palestine n’est plus vue à travers l’angle d’un mouvement de libération, résume Na’eem Jeenah, directeur exécutif de l’AMEC, mais comme une entité politique comme les autres. Et que peut-elle apporter, cette entité ? Rien du tout. Pour certains pays du continent, la notion de solidarité est en train d’être remplacée par la notion d’intérêts particuliers. »

L’Afrique du Sud incarne cette transformation en sourdine. Le Congrès national africain (ANC, au pouvoir) ne perd jamais une occasion de soutenir publiquement la cause palestinienne et compare assez régulièrement la politique israélienne à une version édulcorée de l’apartheid. Mais, en juin, au moment de discuter, en termes précis la position à adopter vis-à-vis du sommet Afrique-Israël lors de la conférence de politique nationale de l’ANC, les membres de la commission des affaires étrangères se sont écharpés. Et ont été incapables de se mettre d’accord sur un geste de protestation – comme la fermeture de l’ambassade à Tel-Aviv, qui avait été envisagée.

Pourquoi ? « Les relations d’affaires jouent un rôle de plus en plus important », glisse une source qui fait le lien entre les deux pays. Le volume d’échanges entre Israël et l’Afrique du Sud augmente de 10 % par an. Il y a, au fond, un discours pour le domaine public, et des intérêts personnels, parfois troublants, pour le reste. La contradiction est au cœur de cette vaste question. Alors que le premier ministre israélien répète à la moindre occasion son slogan « Israël est de retour en Afrique, et l’Afrique est de retour en Israël », il a déclaré à Tel-Aviv, dans un quartier où vivent des migrants africains : « Nous rendrons le sud de Tel-Aviv aux citoyens d’Israël. »