Installation de l’artiste espagnol Daniel Steegmann Mangrané, à la Sucrière, à Lyon. / Morgan Fache/Collectif Item pour « Le Monde »

Dans son introduction à « sa » Biennale, la commissaire, Emma Lavigne, cite Harald Szeemann, légendaire commissaire d’exposition des années 1960 à la fin du XXsiècle : « Une exposition, écrivait-il, doit être pleine d’associations, de rappels, d’homophonies formelles… C’est un poème dans l’espace qui laisse libres les associations. » « Mondes flottants » se conforme à cette définition, qui tient compte de deux données essentielles : il faut qu’une cohérence construise le parcours et que, pour autant, le visiteur ne se sente pas captif d’une démonstration, mais libre de ses réflexions et rêveries.

La toile d’araignée que Tomas Saraceno fait surgir dans le noir de l’un des trois silos de la Sucrière pourrait être le symbole de cette conception : géométriquement structurée par l’entrecroisement des fils, elle développe dans l’air une forme qui n’en paraît pas moins aléatoire. Ce en quoi, suggère l’artiste, elle a quelque analogie avec la structure de l’Univers.

Dialogue des morts et des vivants

Emma Lavigne tend elle aussi des fils. Elle les tend souvent entre les artistes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. L’une des caractéristiques de « Mondes flottants » est que, à la différence des précédentes biennales, elle contient des œuvres qui appartiennent depuis des décennies à l’histoire de l’art moderne. Celles-ci proviennent de musées – le Centre Pompidou, le MAC de Lyon, ceux de Grenoble et de Saint-Etienne – qui ont prêté Lucio Fontana, Otto Piene, Heinz Mack ou encore George Brecht.

Mais ils sont là moins comme des chefs-d’œuvre à révérer que comme des interlocuteurs dans un dialogue des morts et des vivants. Une idée judicieuse réalisée dès la première salle du MAC. La Boîte-en-valise et La Boîte verte de Marcel Duchamp y précèdent une installation de Yuko Mohri, triple variation sur Le Grand Verre. Aux mécaniques découpées de Duchamp, l’artiste japonaise substitue une vraie botte, un arrosoir ou un parapluie et fait couler entre eux de l’eau, dont la chute anime de petits moulins. Dans ce cas, la relation est généalogique. Dans d’autres elle est analogique – et tout aussi convaincante.

C’est évidemment le cas, au MAC encore, de ce qui restera comme l’un des moments les plus marquants de la Biennale : l’absorption dans l’architecture de toiles tendues ou flottantes d’Ernesto Neto, entre spirales et tentacules, de sculptures biomorphiques de Jean Arp et d’Alexander Calder. Si leurs œuvres s’entendent si bien, c’est qu’elles sont portées par des poétiques de la nature et de la fertilité comparables.

Des sons et des rythmes

Plus généralement, la nature, son immense variété, sa complexité partiellement inconnue et la menace de sa disparition sont des questions qui se retrouvent, sous des formes multiples, à la Sucrière et au MAC. Dans le second, ce sont les espaces stellaires et les lumières boréales que faisait apparaître avec des moyens étonnamment simples ce grand artiste méconnu qu’était Lars Fredrikson ; et les bruits de la forêt primaire dont un autre grand artiste, David Tudor, savait créer l’illusion avec des objets du quotidien qu’il faisait vibrer et résonner. Sa Rainforest V est une installation visuelle et musicale hypnotique, et l’on ne peut qu’approuver le MAC de vouloir l’acquérir.

A la Sucrière, c’est le lac souterrain que l’on croirait, d’après sa couleur opalescente, né de la fonte d’un glacier, dans lequel Doug Aitken fait tomber du plafond des filets d’eau chantants. C’est la vidéo inhumaine qu’Hamid Maghraoui obtient en plaçant sa caméra sur une grue qui décrit un cercle : elle enregistre automatiquement un paysage ravagé par l’industrie. C’est Lara Almarcegui documentant l’histoire de l’île de la Chèvre, sur le Rhône, dans la « vallée de la chimie » : sols empoisonnés, accès interdit pour raisons de sécurité et, paradoxalement, réserve naturelle. Dans les deux lieux, ce sont encore les vastes graphiques colorés et traversés d’écritures de Jorinde Voigt qui font écho au Chant de la Terre du compositeur Gustav Mahler.

Un autre fil conducteur, souvent tressé avec le premier, est en effet celui des sons et des rythmes, très présent de par les goûts d’Emma Lavigne : Jorinde Voigt, David Tudor et Doug Aitken, donc, déjà nommés, mais aussi Bruce Conner construisant son film Easter Morning selon une composition de Terry Riley. Cildo Meireles aussi, et sa tour de postes de radio : exilé un temps de son pays, le Brésilien avait découvert sur Canal Street, à New York, des centaines de boutiques vendant ces machines, et constaté que, si, chez lui, la radio était contrôlée par la dictature, à New York, la multiplicité des canaux de diffusion les rendaient individuellement inaudibles.

Musique apaisante

Fernando Ortega, lui, place une flûtiste et sa partition dans une soufflerie industrielle. Elle joue d’abord un requiem composé par Kazuo Fukushima en 1956, avant que le vent artificiel se lève et emporte partition et musique : fable mélancolique à la construction visuelle parfaite.

Autre réussite, celle de l’installation de Susanna Fritscher. Dans un des silos de la ­Sucrière, elle a accroché au plafond des tuyaux articulés à un disque rotatif. Lorsqu’il se met en mouvement, l’air passe à travers, comme dans les tuyaux d’un orgue. Le son produit est grave et croît à mesure que la vitesse de rotation s’accélère et que les tubes tendent à l’horizontale. On songe aux trompes des moines tibétains, tant la musique est apaisante. Pendant les journées d’inauguration, le dispositif était complété par l’exécution d’un morceau composé pour l’occasion par une joueuse de viole de gambe, Eva Reiter. Envoûtant.

Un troisième fil serait celui de l’absurde. Au MAC, il jaillit avec le film génialement bouffon d’Hans Richter Fantômes avant le petit déjeuner, de 1927. Il serpente jusqu’aux deux Marcel – Broodthaers et Duchamp –, passe par le Livre de vent de Laurie Anderson, dont un courant d’air agite inlassablement les pages, de sorte qu’il demeure illisible, et aboutit aux monochromes de Christodoulos Panayiotou. On peut les juger sublimes ou écœurants. Ils sont rose fade, gris malade, violet fatigué et l’on se demande pourquoi peindre des abstractions dans de tels tons, avant de se douter de quelque chose et d’apprendre qu’il les obtient avec de la pulpe de billets de banque démonétisés. Si l’argent n’a pas d’odeur, il a des couleurs, et elles sont désagréables.

L’humour peut aussi être noir. Ainsi celui de Jill Magid, qui a fait une proposition à l’épouse d’un industriel suisse, historienne d’art à laquelle son mari aimant a offert les archives de l’architecte Luis Barragan (1902-1988), Prix Pritzker en 1980, les rendant ainsi inaccessibles aux autres chercheurs. Avec l’idée de les lui échanger, pour qu’elles reviennent au Mexique, contre une bague : un diamant de synthèse réalisé avec les cendres du défunt architecte… Moins funèbre est le rire de Damian ­Ortega. Il suspend à la Sucrière son monument à l’absurde, en forme de sous-marin. Mais il est en sacs de toile de jute remplis de sel. C’est donc un sous-marin hydrophobe, affecté de surcroît d’une fuite, puisqu’un filet de sel en tombe jusqu’au sol. A « Mondes flottants », vaisseaux solubles : c’est logique.

Bestaire menaçant

Pendant ce temps, l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne montre, comme tous les deux ans, l’exposition « Rendez-vous », jeunes pousses de la création sélectionnées par les biennales du monde entier et acteurs locaux. On y est étourdi par les couleurs pétulantes des peintures aussi pop que naïves de Laure Mary-Couégnias, qui envahit de fleurs extravagantes le sas d’entrée et compose, plus loin, un bestiaire menaçant.

Ce sont des plantes, aussi, que met en scène Hicham Berrada, dans trois vidéos magnétiques où s’épanouissent d’étranges roses de métal. Sur le matelas de Thomas Teurlai, une floraison de fer est en perpétuel mouvement. Et c’est encore du métal qu’on voit dans l’installation sonore d’Anne Le Troter, révélée il y a peu au Palais de Tokyo : un caillebotis métallique que le visiteur doit parcourir pour écouter un clapotis de voix, souffles et halètements, ceux de la parole quand elle hésite à répondre à une question. L’artiste les appelle des « sismographes de l’âme » : la dénomination est parfaitement trouvée.

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec la Biennale de Lyon.