Chaque automne, au début du mois d’octobre, c’est le même cirque qui se trame devant le bureau ou le domicile de l’immense écrivain, penseur et universitaire kényan Ngugi Wa Thiong’o. Des journalistes se rendent à Irvine, en Californie, pour recueillir un mot ou ravir une photo de l’auteur de Décoloniser l’esprit que l’académie suédoise, qui décerne annuellement depuis 1901 le très convoité prix Nobel de littérature, est censée couronner tôt ou tard. Ngugi Wa Thiong’o raconte qu’il lui est arrivé de réconforter devant chez lui, avec une tasse de café, un journaliste qui venait d’apprendre que le prix en question est allé à un autre écrivain.

Le 2 octobre prochain, le natif de Kamiriithu pourrait être le cinquième récipiendaire issu du continent africain et son plaidoyer pour les langues et les cultures africaines entendu de tous, et plus particulièrement dans notre monde francophone. Si ses puissantes et provocantes réflexions esthétiques et politiques sont connues de longue date des anglophones, force est de reconnaître qu’elles le sont peu chez les francophones, malgré le rôle pionnier de Présence africaine. Il a fallu attendre un quart de siècle avant de voir son ouvrage majeur précité paraître en français chez un petit éditeur (La Fabrique) en 2011.

Mais, claironnons la bonne nouvelle, le paysage est en train de changer ! Quatre traductions en français sont annoncées ces dernières semaines, deux déjà parues respectivement chez l’éditeur parisien Philippe Rey et Passage(s), une petite maison installée en Normandie, et les deux autres à paraître toujours chez Passage(s).

Pour une Afrique libre, le dernier essai de Ngugi Wa Thiong’o, aujourd’hui 79 ans, porte un titre qui annonce clairement le projet de son auteur qui revient sur les innombrables défis rencontrés par les sociétés africaines contemporaines pour esquisser les moyens et les manières de les dépasser. L’ouvrage réunit sept essais précédés d’une préface. Il est de bout en bout stimulant et engageant, écrit dans une langue claire et limpide. Les lecteurs y trouveront les thèmes à l’auteur, et notamment : la nécessité de l’estime de soi chez les Africains, trop souvent prédisposés à déprécier leur propre culture ; le rapport de l’écrivain africain à sa ou ses langues ; l’héritage de l’esclavage ou l’écriture comme instrument de paix.

Elargir la focale

Dans une autre chronique qui rendait, ici même, compte de la sortie de l’ouvrage dans sa version originale, je soulignais combien la pensée de Ngugi Wa Thiong’o est originale quand elle ouvre un nouveau front de réflexion en plaçant l’uranium nigérien au cœur d’une discussion à caractère universelle tout en y entre-tissant les questions politiques, économiques, environnementales et éthiques. Ainsi le romancier de langue kikuyu invite les Africains à élargir la focale de leurs préoccupations en s’emparant des questions relatives à la prolifération des armes nucléaires parce qu’elles concernent l’avenir de notre planète.

Qu’il offre à sa langue maternelle une dignité littéraire ou qu’il réserve à l’anglais ses essais destinés à tous les publics, Ngugi Wa Thiong’o a toujours à cœur de rendre le continent plus visible, plus outillé et plus résilient. Pas étonnant qu’il gêne les voix autoritaires qui, hier, ne l’avaient pas épargné et dont il retrace la généalogie : « Les dictateurs les plus monstrueux d’Afrique étaient des produits des académies militaires du monde occidental, éduqués à une pratique coloniale fondée sur la déshumanisation du colonisé. »

Saluons, à présent, le modeste mais précieux éditeur normand, Passage(s), qui vient de publier le premier d’une série d’ouvrages variés, écrits dans les années 1970 et inconnus du public francophone. Cette impitoyable sécheresse est un recueil de nouvelles évoquant avec chaleur les souvenirs d’enfance et de jeunesse de l’auteur. C’est tout un monde sensible, tactile et poétique qui se donne à voir au fil de courts récits : la pluie qui se fait attendre au plus fort de la sécheresse, le désarroi des paysans dépossédés de leur terre et l’érosion progressive de leurs croyances au profit du christianisme, les conflits entre les traditions et la modernité et les petites humiliations charriées par la colonisation, sans oublier la révolte des Mau-Mau.

Par petites touches, l’écriture de Ngugi wa Thiong’o, toujours à hauteur d’homme, parvient à donner souffle à la vie de ces petits paysans en dissidence tout en dressant à leur terre blessée une stèle somptueuse.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).