LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, quatre livres qui ont en commun d’interroger le processus de création et l’acte d’écrire : une anthologie de lettres inédites de Charles Bukowski, une enquête sur la disparition de Josef Mengele, le dernier roman de Lola Lafon et le quatrième opus du « Cycle de Marie » de Jean-Philippe Toussaint.

Correspondance. « Sur l’écriture », de Charles Bukowski

En 1956, Charles Bukowski a 35 ans. Après une décennie de beuverie ininterrompue et un estomac perforé, il reprend frénétiquement la plume. Çà et là, il expédie poèmes ou nouvelles et se met à correspondre avec des gens de l’édition. L’Américain Abel Debritto a parcouru 2 000 pages de cette correspondance pour retenir les plus pertinentes, composant Sur l’écriture, inestimable anthologie qui dessine un portrait intime de l’auteur des Contes de la folie ordinaire (1977).

L’épistolier s’épanche avec le même naturel auprès d’amis ou d’inconnus. Les récits de Bukowski sont drôles, traversés de tempêtes et de fulgurances. « Autorisons-nous l’espace et l’erreur, l’hystérie et la peine… » Il y a de l’action, des tombereaux de tendresse, autant de détresse, beaucoup de pudeur et d’humeurs. Et, par-dessus tout, un concentré d’énergie qui galvanise le ­lecteur. Prodigieux. Macha Séry

AU DIABLE VAUVERT

Sur l’écriture (On Writing), de Charles Bukowski, édité par Abel Debritto, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Romain Monnery, Au diable vauvert, 320 p., 20 €.

Roman. « La Disparition de Josef Mengele », d’Olivier Guez

Pour écrire La Disparition de Josef Mengele, Olivier Guez a réuni toute l’information disponible sur le sort du « médecin » d’Auschwitz après-guerre, à laquelle sa propre enquête a permis d’ajouter des détails de première main, notamment grâce aux témoignages qu’il a recueillis au Brésil près de la ferme qui a abrité le fugitif pendant des années. Son livre est en cela, et ce n’est pas un petit mérite, une pièce inédite dans le dossier Mengele.

Mais sa principale réussite est d’avoir tiré profit, sinon au maximum, du moins avec une intensité souvent bouleversante, des blancs que l’historiographie laisse à l’imagination. Dans ces interstices, la fiction fait apparaître un homme de chair et d’os, dont la trajectoire quasi mythique, de l’abomination à l’impunité et à la chute, devient proche, humaine jusqu’au vertige, sans que jamais sa monstruosité s’estompe pour autant.

Pleinement homme, pleinement inhumain, ce Mengele romanesque permet de réaliser ce qui semble être le but du travail d’Olivier Guez dans tous les domaines : une confrontation avec la réalité concrète de l’horreur absolue. L’Histoire, par le roman, s’expérimente, se cristallise dans la vie ; elle l’irradie de sa lumière noire, qu’on aimerait tenir éloignée de soi. Florent Georgesco

GRASSET

La Disparition de Josef Mengele, d’Olivier Guez, Grasset, 240 p., 18,50 €.

Roman. « Mercy, Mary, Patty », de Lola Lafon

Au cœur des romans de Lola Lafon, il y a toujours des jeunes filles que nul ne veut écouter. C’était le cas des héroïnes d’Une fièvre impossible à négocier, de De ça je me console ou de Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Flammarion, 2003, 2007, 2011), anonymes « filles de rien » ­découvrant leur puissance. C’était aussi celui de Nadia ­Comaneci, La Petite Communiste qui ne souriait jamais ­ (Actes Sud, 2015), au centre des regards mais dépourvue de mots ­publics.

Dans Mercy, Mary, Patty, ­Patricia Hearst, enlevée en 1974, à 19 ans, par le groupe d’extrême gauche Armée de libération symbionaise, s’exprime pendant sa captivité, et c’est pour faire savoir qu’elle embrasse la cause de ses ravisseurs. Syndrome de Stockholm, lavage de cerveau… Sa parole est recouverte par celles de son père, de son fiancé, des experts qui s’empressent de poser un diagnostic sur cette métamorphose.

Gene Neveva (un personnage fictif) a été sollicitée par la famille Hearst pour être l’une d’eux. Elle a travaillé sur des histoires de jeunes femmes blanches capturées par des Indiens et refusant de revenir parmi les leurs. En résidence en France, elle embauche Violaine, une adolescente, pour plonger avec elle dans le dossier, l’aider à inter­préter les bandes où Patricia s’exprime. Mercy, Mary, Patty est une histoire de jeunes filles ­farouchement déterminées. A quoi ? Elles l’ignorent, mais c’est la force de leur détermination que capte encore Lola Lafon, décrivant des processus de transformation et de transmissions non familiales dans ce roman ­riche des échos qu’il tisse et des incertitudes qu’il explore. Raphaëlle Leyris

ACTES SUD

Mercy, Mary, Patty, de Lola Lafon, Actes Sud, 240 p., 19,80 €.

Récit. « Made in China », de Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint est en Chine pour tourner The Honey Dress, film dans lequel une mannequin couverte de miel doit défiler suivie par un essaim d’abeilles, ce qui, on l’imagine, n’est pas fort simple. On aura reconnu, dans cette « robe en miel », la scène qui ouvre Nue (2013), le précédent roman de l’auteur, et dernier du « Cycle de Marie », la tétralogie publiée en un volume à la mi-octobre sous le titre M.M.M.M.

Récit d’un repérage cinématographique, Made in China s’achève sur cette phrase : « C’est le début du film, et c’est la fin du livre. » Mais pas vraiment, puisque cette fin de livre renvoyant au début d’un autre colle les deux textes en un unique ruban de Möbius, dont on peut parcourir les deux faces tout en restant apparemment sur la même. Une façon de sortir de M.M.M.M. tout en lui fournissant une coda.

Si la quatrième de couverture indique que, outre le tournage (en bourrique) de ce film, un autre sujet du récit est l’amitié qui lie l’auteur à Chen Tong, son éditeur chinois, le texte lui-même fournit des pistes plus théoriques : « Le sujet de mon livre, c’est le hasard dans l’écriture, c’est la disponibilité au hasard que requiert toute création artistique. » Par exemple, « au beau milieu d’une phrase, je reçois une goutte d’eau sur le nez. Il y a une fuite au plafond, le monde extérieur s’invite dans mon esprit ». Cela ne se passe ni dans le réel ni dans la fiction, mais (il suffit de lire) dans le hors-champ d’un esprit toujours en fuite, et qui rit de sa cavale dans les abîmes de la création. Eric Loret

EDITIONS DE MINUIT

Made in China, de Jean-Philippe Toussaint, Minuit, 192 p., 15 €.