Oui. Non. Oui. Esther Woerdehoff, galeriste parisienne, s’y est repris à plusieurs fois avant d’accrocher l’une des photos de Pedro Slim à la Beirut Art Fair. « Je ne connais pas les codes ici, je ne veux pas heurter les gens », confiait-elle, après avoir décroché l’image d’un jeune homme de face, nu. Mais quelques heures plus tard, pour le vernissage, elle s’était décidée à la raccrocher, sans provoquer le moindre trouble. Tout près, une galerie libanaise présente un couple d’hommes enlacés, peint par l’Iranien Alireza Shojan. Depuis un an et demi, ce jeune homme a posé ses valises à Beyrouth. « Pour pouvoir continuer à travailler comme artiste queer au Moyen-Orient », précise-t-il.

Nombreux sont les créateurs de la région à avoir élu domicile dans la capitale libanaise, en quête de liberté sexuelle, mais aussi politique. « Ils préfèrent venir ici qu’en Europe pour des question de visa, de proximité géographique et de langue », constate la galeriste londonienne Rose Issa, qui orchestre au sein de la foire, qui s’est ouverte le 21 septembre, l’excellente exposition Ourouba. Et d’ajouter : « Le Liban a longtemps été le seul pays où l’on pouvait s’exprimer et trouver des livres interdits partout ailleurs. Encore maintenant, on lit des éditoriaux qu’on ne pourrait voir dans aucun pays arabe. »

Ici pas de sexe, mais des représentations de la guerre, de villes martyrisées et populations humiliées

Cette liberté de ton, Ourouba, qui signifie « arabité », la revendique. Ici pas de sexe, mais des représentations de la guerre, de villes martyrisées et populations humiliées. Avec souvent ce qu’il faut de subtilité. Prenez les photos d’Ahmed Mater. L’artiste saoudien chronique la « disneylandisation » de la Mecque et la destruction de vieux quartiers au profit du business lucratif du pèlerinage. La critique n’est pas frontale, le message passe sans ambigüité. Dans une économie de moyens – de la tôle ondulée et des fils barbelés – mais une richesse poétique, le Palestinien Abdul Rahman Katanani restitue le quotidien carcéral des enfants du camp palestinien de Sabra, à Beyrouth.

Deux derniers tabous

Pour les Libanais, cette liberté offerte au monde arabe est plus qu’une fierté, c’est un atout dans le jeu géopolitique. Restent toutefois deux tabous : la référence à Israël et les questions religieuses, inflammables dans ce mille-feuille de dix-huit communautés ethniques et confessionnelles. Impossible dès lors d’écrire une histoire consensuelle du pays. Même les manuels scolaires s’arrêtent à 1943. La guerre civile, qui s’est déroulée de 1975 à 1990, y est tout bonnement éludée, de peur de réveiller les démons. Lorsqu’en 2003, la mairie rachète Beit Beirut, elle pense y établir un musée évoquant l’histoire de Beyrouth. Située sur l’ancienne ligne de démarcation, cette opulente bâtisse ocre avait été occupée pendant la guerre par les snipers phalangistes.

Quatorze ans plus tard, le bâtiment est désespérément vide. Mais, depuis le 17 septembre, une belle âme est venue se frotter au (mauvais) génie du lieu. Après un an de négociation avec les autorités municipales, l’artiste Zeina El Khalil a commencé à y mener des rituels de cicatrisation. Au premier étage, elle a installé peintures de cendre et mantras en céramique prônant amour et compassion. « Après la guerre, les gens ont dû retourner au travail comme si de rien n’était, constate Zeina El Khalil. Il n’y a pas eu de mémorial, de processus de réconciliation, de compensation économique ou émotionnelle. » En hommage aux 17 000 disparus pendant le conflit, l’artiste a imaginé une forêt de bâtons verts, envahissant les deux niveaux supérieurs de Beit Beirut. Quelques familles qui réclament en vain de rouvrir les dossiers, quitte à rouvrir les charniers, sont venues participer à l’installation. Libérées, ou presque, du poids du dernier tabou libanais.

Beirut Art Fair, jusqu’au 24 septembre, www.beirut-art-fair.com. Exposition « Ourouba, the Eye of Lebanon », beirut-art-fair.com/curatorial.html