Ils sont présentés comme les grands gagnants de la réforme du code du travail imaginée par le gouvernement Philippe, mais quand on les interroge les dirigeants de très petites entreprises (TPE) et de petites et moyennes entreprises (PME) sont dubitatifs. Sans surprise, ils se disent dans l’ensemble plutôt favorables à toute mesure qui introduit davantage de flexibilité au sein de leur entreprise. Mais pour la plupart les petits patrons sollicités pour cet article (une vingtaine) réclament avant toute chose plus de souplesse pour embaucher et débaucher, au gré de l’évolution de leur activité.

Pour Philippe Puyperoux, à la tête d’une entreprise du bâtiment de 150 personnes, « on est dans un monde ouvert, quand un salarié ne se sent pas bien dans une entreprise, en dehors de certaines régions sinistrées, il donne sa démission ». Selon ce PDG d’une entreprise familiale, « le problème, c’est de responsabiliser les gens, qu’ils n’attendent pas tout de l’entreprise et de la société ». Il en est convaincu : « Les réglementations ont probablement plus d’effets négatifs que positifs. »

Dans cette perspective, les changements introduits par les ordonnances, qui entérinent dans les entreprises de moins de vingt salariés la possibilité de négocier en l’absence de syndicats et de délégués du personnel, reçoivent un accueil assez favorable. Mais en réalité, rendre compte du dialogue social dans les petites entreprises s’apparente dès lors à un inventaire à la Prévert : à chaque structure sa tambouille interne, parfois à la limite de la légalité, mais qui repose, selon les dirigeants, sur un nécessaire consentement mutuel, garant de la bonne santé de l’entreprise. Comme cet entrepreneur qui consent que certains de ses salariés fassent du télétravail de manière officieuse, « parce que c’est tellement compliqué à mettre en place officiellement ».

« Une entreprise ne peut pas prospérer contre ses salariés »

Qu’ils emploient une personne ou qu’ils dirigent une société de 125 salariés, l’ensemble des dirigeants d’entreprise qui ont répondu à l’appel à témoignages du Monde.fr sont formels : « Une entreprise ne peut pas prospérer contre ses salariés. » Melchior Lopez, dirigeant d’une PME de 25 salariés créée il y a quatorze ans, le dit clairement :

« Quand on est une petite entreprise, on n’a aucun intérêt à jouer le conflit en interne, on est obligés d’avancer tous ensemble. »

Et tant pis si cela va à rebours du « stéréotype du méchant patron contre le gentil salarié », moque Emmanuel Audigé, patron de TPE dans le secteur des télécoms depuis presque dix ans, qui affirme avoir « un dialogue d’être humain à être humain » avec ses neuf salariés. Dans le même bateau certes, mais pas à la même place. Pour la majorité de notre panel, une des clés réside dans la capacité à garder sa porte ouverte, afin de maintenir constamment les échanges. C’est ce fameux dialogue social informel entre salarié et patron qualifié d’« univers de petits arrangements » par l’économiste Nicolas Farvaque. Avec ce qu’il suppose d’avantages et de désagréments.

La branche comme référence

Le dialogue se structure ainsi au fil des années, selon l’évolution de l’activité et de la masse salariale. Jacques Allard et Paul Rossinès, dirigeants d’une entreprise de 23 salariés créée en 2009 et en forte croissance depuis, ont élaboré un « règlement intérieur, qui prévoit des plages horaires obligatoires pendant lesquelles les salariés doivent être disponibles ». La société, qui propose aux entreprises des solutions en économie d’énergie, emploie à la fois des cadres et des techniciens. Pour les premiers, le temps de travail est annualisé. « A la demande des techniciens, qui sont aux 35 heures, on a mis en place un dispositif permettant de travailler plus pour obtenir des jours de RTT. »

Les deux salariés et l’apprenti qui travaillent aux côtés de Philippe Gallet, charpentier, le savent. En période de pic d’activité, il leur faudra venir travailler davantage. « Normalement ils sont aux 35 heures sur quatre jours. Mais quand on a du retard sur des chantiers, je les préviens en début de semaine qu’ils devront venir le vendredi, et je paie les heures supplémentaires. Le fonctionnement est marqué sur leur contrat de travail. » « Ils sont tout à fait conscients que c’est un effort commun ; ce travail en retard, on peut potentiellement le perdre », explique-t-il.

Dans la plupart des cas, la branche et sa convention collective restent (…) les textes de référence

Dans la plupart des cas, la branche et sa convention collective restent encore, jusqu’à l’entrée en vigueur des ordonnances réformant le code du travail, les textes de référence que les dirigeants adaptent à la situation de leur entreprise. Mais ce cadre n’évite pas les ratés. Philippe Gallet garde en tête un souvenir amer de ses débuts de patron, il y a une dizaine d’années. Six mois après avoir lancé son activité, les chantiers s’accumulant, il décide de recruter un salarié pour l’aider :

« A l’époque, je ne connaissais rien à tout ça, j’ai embauché un peu le premier venu et pour la rémunération je lui ai donné le salaire que j’avais avant lorsque j’étais moi-même salarié. Au bout de quelques mois, c’est mon comptable qui m’a alerté : son salaire avait mangé tout mon bénéfice. »

Dans les petites structures, le cabinet comptable joue fréquemment le rôle d’interface sur les questions de droit du travail. « Je me réfère souvent à lui, tout est compliqué, avec trop de règles différentes », reconnaît Emilie Stama, restauratrice parisienne (un salarié), qui a eu des difficultés, les premiers temps de son exercice, à arbitrer les questions relatives au salaire. « Construire une grille de salaires, c’est compliqué quand on n’a jamais dirigé une entreprise », explique de son côté Kevin Muller, à la tête d’une start-up d’ingénierie collaborative. Et tous pointent le risque de certaines erreurs pour la viabilité des entreprises.

Les périodes de crise révélatrices

La stratégie de la porte ouverte et le dialogue direct avec les salariés ont une résonance particulière en temps de crise. Comme le résume M. Lopez, « quand tout va bien, que l’activité croît, la vie est belle. Le dialogue social devient très important quand des problèmes se présentent ». Il en a fait l’expérience :

« Il y a un peu plus de deux ans, le marché de la photo a traversé une crise, et on a dû se réorienter. On continuait à faire du chiffre, mais la situation de l’entreprise était difficile. On a demandé aux cadres de baisser leurs salaires de 10 % pour pouvoir garder tout le monde. La seule condition était qu’il y ait unanimité. Deux personnes ont refusé et nous ont dit que ce n’était pas normal, qu’il n’y avait pas de délégués du personnel. »

Une situation à laquelle il a remédié alors, mais qui illustre assez bien le « désert syndical » caractéristique des TPE. En deçà de onze salariés, rares sont celles qui sont dotées de délégués du personnel. La loi prévoit l’organisation d’élections à partir de ce seuil, et celle de représentants du personnel au comité d’entreprise pour les PME de plus de 50 salariés.

Il arrive que les périodes de crise soient révélatrices et déclenchent, en cas d’issue heureuse, des pratiques de transparence qui n’avaient pas forcément cours avant. Ainsi, Nadine (le témoignage a été anonymisé à sa demande), fondatrice d’une agence de marketing et de communication créée en 2014, employant une dizaine de salariés, raconte « la déflagration » après la perte d’un gros client au début de 2017. « Très rapidement, l’agence s’est retrouvée dans une situation très difficile. J’ai réuni tout le monde et je leur ai expliqué que la solution était soit de procéder à des licenciements économiques, soit de mettre la clé sous la porte, soit de voir ensemble ce qu’on pouvait faire. » A l’unanimité, la dernière option a été choisie.

« Chacun a fait selon ses possibilités. En tant que dirigeante, j’ai baissé mon salaire de 30 %. Certaines personnes, pour des raisons personnelles, ne pouvaient vraiment pas baisser leur rémunération, donc elles ont été exemptées. Ceux qui le pouvaient ont consenti selon leurs possibilités ; certains par des baisses temporaires de salaires, d’autres en renonçant à des Ticket Restaurant, à des places de parking… » En contrepartie, elle s’est imposée d’informer régulièrement ses équipes de la santé de l’entreprise, une pratique qu’elle avait déjà mise en place. Dans le cas de Nadine, la stratégie a été payante, et a permis de retrouver un équilibre financier en quelques mois.

Dialogue social et PME : les principaux points des ordonnances de la réforme du code du travail

Les ordonnances réformant le code du travail présentées vendredi 22 septembre en conseil des ministres prévoient plusieurs mesures concernant le dialogue social dans les petites et moyennes entreprises (PME) : la plus importante étant la possibilité, pour un chef d’une entreprise comptant jusqu’à vingt salariés, de soumettre un projet d’accord d’entreprise directement aux salariés, sans participation d’un délégué syndical, et de le faire adopter par un vote à la majorité des deux tiers.

Jusqu’à présent, seuls les compensations au travail dominical et l’intéressement pouvaient être décidées lors d’une consultation directe, tout le reste étant soumis à l’accord de branche – qui perd avec cette réforme son rôle de référence – ou, à défaut, par la loi. Désormais, tout ce qui ne relève pas de la branche (les conditions de travail, la négociation de primes, l’organisation du temps de travail, etc.) pourra être négocié au sein de chaque entreprise.

Pour les entreprises de vingt à cinquante salariés, la négociation pourra se faire, contrairement à ce qui a cours aujourd’hui, avec un délégué du personnel non mandaté par un syndicat.

Enfin, au-delà de cinquante salariés, les instances représentatives du personnel, au nombre de quatre, seront rassemblées au sein d’un organe unique.

Ces dispositions vont modifier le quotidien de plus de 6 millions de salariés. Destinées à donner des gages aux patrons de PME, elles inquiètent les syndicats. Peu implantés dans les PME, ils dénoncent le déséquilibre qu’elles provoqueront dans le rapport entre les salariés et les chefs d’entreprise, au bénéfice de ces derniers.

Code du travail : une journée sur Le Monde.fr consacrée aux enjeux de la réforme

Les ordonnances réformant le code du travail sont présentées vendredi 22 septembre en conseil des ministres, à la veille et au lendemain de nouvelles mobilisations sociales contre cette réforme. A cette occasion, les équipes du Monde.fr organisent une journée spéciale ponctuée par plusieurs rendez-vous :

  • Le matin, Sarah Belouezzane, journaliste chargée des questions liées à l’emploi au service politique du Monde, reviendra sur les enjeux de la réforme et sur la mobilisation de jeudi.

  • L’après-midi, Thomas Breda, chargé de recherche au CNRS, spécialisé en économie du travail, répondra aux questions des lecteurs à propos de l’impact de la réforme sur les salariés et sur les négociations au sein des entreprises.

  • “La réforme du code du travail, une exception européenne ?” Pour conclure cette journée spéciale, la directrice de recherche au CNRS et docteure en droit Emmanuelle Mazuyer échangera avec les lecteurs sur la manière dont cette réforme s’inscrit plus largement dans un mouvement de réforme européen.

Tout au long de la journée, retrouvez par ailleurs des éléments d’analyse et d’explication de cette réforme, des témoignages de salariés et les réactions politiques et syndicales au lendemain de la deuxième journée de mobilisation nationale.