« Les fans, avant Internet ? Des lettres, des lettres et le téléphone ! », s’exclame en riant Devra Langsam. Fan de Star Trek depuis le début de la diffusion, en 1966, la jeune Américaine brune aux lunettes rondes de l’époque a aujourd’hui le souffle court et les cheveux gris. Elle s’est au fil du temps éloignée des autres fans, n’a pas accroché avec le Web, et la nouvelle série Star Trek Discovery, qui démarre dimanche 24 septembre sur la chaîne américaine CBS, ne l’attire pas vraiment.

« J’ai commencé à regarder Star Trek quand j’avais 23 ans, explique-t-elle sans nostalgie. Les personnages en avaient 30, ils étaient matures. Aujourd’hui, j’ai 73 ans : je les regarde et je me dis “ce sont des bébés !”. J’ai beaucoup plus de mal à m’intéresser à ce qui leur arrive. » Ce qui ne l’empêche pas de raconter avec passion les débuts de ce qui sonne dans sa bouche comme un âge d’or pour les fans. Car ce sont eux, les fans de Star Trek, qui ont permis de définir le fandom moderne — les communautés de fans qui aujourd’hui pullulent sur Internet.

Le second numéro du fanzine « Spocknalia ». / Spocknalia

C’est en 1967, alors que Star Trek n’a qu’un an, que commence cette histoire. Nous sommes en septembre, à la Worldcon, une convention américaine de science-fiction qui existe depuis 1939. Devra Langsam, Ruth Berman et Eleanor Arnason ont imprimé Spockanalia, le tout premier fanzine — magazine réalisé par des fans — uniquement sur la série.

« Savez-vous ce qu’est un miméographe ?, demande Devra Langsam, presque rhétoriquement. C’est une machine à imprimer portable — énorme bien sûr si on la compare à celles d’aujourd’hui. Elle était équipée d’un écran et d’une pompe qui imprimait l’encre sur le papier. A l’époque, on en trouvait dans toutes les écoles, les églises ou les bureaux. Avec Ruth, nous avons demandé à l’école de nous imprimer Spockanalia. »

Ce premier fanzine contient une lettre de Leonard Nimoy — l’acteur qui interprète Spock —, des fanfictions (histoires écrites par des fans), mais aussi des articles d’analyse ou de réflexion sur les personnages.

Des newsletters papier

Le fanzine a tellement de succès que ses éditrices se retrouvent noyées sous les productions envoyées par des fans. Elles publieront ainsi cinq numéros de Spockanalia — au lieu de simplement distribuer le premier comme cela était prévu au départ.

« Il faut imaginer l’effort que cela demandait de relier Spockanalia, insiste Devra Langsam. J’ai acheté un miméographe et j’ai commencé à le faire chez moi, après le succès du premier. » Ruth Berman, sa partenaire de l’époque, renchérit :

« Et encore, le miméographe n’était pas tellement le problème. “Spockanalia” était tellement épais qu’on utilisait une agrafeuse murale pour relier les pages. Il fallait poser toutes les feuilles sur une planche, agrafer le tout, retirer la planche avec un marteau, puis plier les agrafes avec des pinces. On les vendait ensuite 50 cents aux conventions. [Elle éclate de rire] Laissez-moi vous dire que nous n’avons jamais fait d’argent avec le fanzine ! »

Spockanalia permet vite une meilleure communication entre les fans de Star Trek — surtout sur la côte est américaine, car il circule essentiellement entre Washington et Boston au gré des conventions. Devra Langsam en envoie aussi aux studios. Gene Roddenberry, le créateur de la série, lui transmettra d’ailleurs plusieurs lettres de remerciements, que la septuagénaire a gardées dans son grenier.

Jean Lorrah et Jacqueline Lichtenberg. / CC KAREN MACLEOD

Bientôt, les fanzines Star Trek se multiplient. « Des newsletters — papier bien sûr — ont commencé à les lister pour que les gens sachent ce qui était disponible : il y en avait plus d’une centaine ! », ajoute Devra Langsam. En 1969, Ruth Berman lance T-Negative — nommé d’après le groupe sanguin de Spock. Resté l’un des fanzines les plus célèbres et apprécié de l’époque, il sera édité pendant dix ans pour un total de trente-cinq numéros.

Envoyer son manuscrit par la poste à Devra Langsam pour Spockanalia ou à Ruth Berman dans le cas de T-Negative était une expérience parfois angoissante pour les fans qui voulaient contribuer au fanzine. Non seulement il fallait que la copie arrive à bon port — sans quoi il fallait tout recommencer — mais il fallait aussi passer tout le processus d’édition des fanzines.

Jean Lorah, auteure de science-fiction, de nouvelles Star Trek officielles et à l’origine d’un autre fanzine, se souvient de cette rigueur :

« Lorsqu’on envoyait une histoire à Devra, elle pouvait l’accepter mais aussi la refuser. Elle avait aussi souvent des suggestions à faire et renvoyait le manuscrit à l’auteur. Elle ne réécrivait pas, elle guidait plutôt — ce qui permettait aux fanzines d’avoir un excellent niveau d’écriture pour des publications amateurs. »

Impossible d’enregistrer un épisode

La couveture de « Star Trek Lives! » de Jacqueline Lichtenberg. / Star Trek Lives!

Mais même sans s’engager dans la lourde tâche de l’édition de fanzine, être fan à cette époque comporte aussi son lot de complications… Ne serait-ce que pour regarder la série elle-même. Si aujourd’hui, un épisode peut, dès sa diffusion, être vu et revu à l’infini, analysé et décortiqué à l’extrême par les fans, ce n’est pas le cas dans les années 1960. Il n’est pas encore possible d’enregistrer, par exemple, l’enregistreur n’est inventé qu’en 1972. Manquer un épisode signifie qu’il faut attendre parfois plusieurs années pour une rediffusion.

Pour faire connaissance entre fans, la tâche est encore plus ardue. En 1969, les fans distribuent des tracts ou des newsletters dans la rue. « La réaction des gens était très simple, raconte Devra Langsam. Le plus souvent, on avait un “désolé, je ne suis pas intéressé” et parfois un “oh mon dieu ! C’est Spock !” Là, on savait qu’on avait atteint la bonne personne. »

Jacqueline Lichtenberg est une autre des premières fans de la série. Auteure de science-fiction et docteure en chimie, elle a participé à l’écriture de Star Trek Lives!, le premier essai sur les fans de Star Trek, paru en 1975. Aujourd’hui âgée de 75 ans, elle est toujours accro à la série et adore se servir de Facebook pour communiquer avec d’autres fans. Au début des années 1970, toutefois, c’était par la poste qu’elle établissait le lien entre les fans de la côte est et ceux la côte ouest :

« “Star Trek Lives!” est en fait né d’un article que j’ai écrit pour le magazine de N3F, un vieux club de SF créé en 1941. A l’époque, le monde était moins nocif qu’aujourd’hui : on avait mis mon adresse dans le magazine du club. J’ai reçu une quinzaine de lettres presque immédiatement… puis elles ont continué à arriver et je me suis pratiquement retrouvée noyée dans le courrier. Ces gens n’avaient aucun autre moyen d’accéder au “fandom”. »

C’est à ce moment-là que Jacqueline Lichtenberg crée le WelComitee pour accueillir les nouveaux et organiser la correspondance. Le téléphone était moins utilisé, surtout lorsque l’on appelait en dehors de sa ville, car l’appel était facturé à la minute. Ce qui n’empêchait pas certaines fans de passer des heures au bout du fil à échanger sur les derniers épisodes.

L’engouement pour la série a été tel que la première convention, organisée en 1971 par Devra Langsam, qui pensait initialement recevoir quelques centaines de participants, s’est retrouvée prise d’assaut par plus de trois mille quatre cents visiteurs, une exposition organisée par la NASA et des membres du casting.

En France, plus de quinze ans de retard

Dans une convention en 1976. / CC KAREN MACLEOD

En France, Star Trek n’aura jamais la même importance qu’aux Etats-Unis. Pour Alain Carrazé, journaliste spécialiste des séries, la raison en est simple :

« Il a fallu attendre 1982 pour une diffusion publique sur TF1 — près de vingt ans ! “Star Trek, La Patrouille du Cosmos” a remplacé “Starsky et Hutch” le dimanche midi. Ça a été un choc pour le spectateur dominical. Tout à coup, on troquait le duo de policiers par des aliens dans un univers qui était déjà kitsch selon les critères de la fin des années 1960… Le tout doublé en québécois ! »

Le fandom français, contrairement au fandom américain, est donc très petit. Les associations de fans ne dépassent pas vraiment les trente personnes à l’époque, et le peu de fanzines qui a vu le jour ne publiait pas de fanfictions. En France, les fans se rassemblent plutôt dans les boutiques spécialisées et se mettent en quête d’objets dérivés et d’informations sur la série, l’univers, les acteurs.

« Des amis à l’étranger nous envoyaient les cassettes par la poste »

L’une des plus grosses difficultés est d’ailleurs de mettre la main sur les épisodes eux-mêmes. Fan de la première heure, Corinne Le Guern a fait partie de nombreux clubs Star Trek français :

« Des amis à l’étranger ou d’autres fans nous enregistraient les nouveaux épisodes en version originale. Puis ils nous envoyaient les cassettes par la poste. On se rassemblait alors devant une télé avec les autres membres du club pour les regarder. Bien sûr, il fallait toujours qu’il y ait au moins un anglophone pour nous traduire les dialogues en simultané. »

Pour Pascal Laus, administrateur du site belge USS-Saga, l’histoire de Star Trek n’est toutefois pas restée longtemps dissociée d’Internet : « La série a toujours appelé un profil type de spectateur qui était souvent très technicien. On avait des astrophysiciens, des mathématiciens, des physiciens… Très vite, les gens ont commencé à utiliser les Bulletin Board System [BBS], reliés à la ligne téléphonique, apparus à la fin des années 1970 pour échanger sur la série. » Les BBS sont les ancêtres des forums de discussion, l’un des tout premiers espaces de discussion numérique.

« Lorsque Internet est arrivé, il n’y a pas eu de transition, confirme Jacqueline Lichtenberg du côté américain. C’était facile. Cela faisait déjà bien longtemps que nous savions toutes taper sur un clavier. » Et en France ? Corinne Le Guern répond sans hésitation : « Les fans d’avant Internet ? Ils avaient le Minitel ! »