Vincent Cassel et Tuhei Adams dans « Gauguin », d’Edouard Deluc. / Move Movie/Studio Canal/NJJ Entertainment

Il y a quelques jours, Jeune Afrique soulevait un problème délicat : peut-on consacrer un film à un artiste sans rendre compte des réalités de son temps ? Dans une tribune intitulée « La pédophilie est moins grave sous les tropiques », qui a fait beaucoup réagir en ligne, notre confrère Léo Pajon posait cette question au sujet du film d’Edouard Deluc, Gauguin, voyage de Tahiti, sorti en salles le 20 septembre.

Dans ce film consacré au premier séjour du peintre en Polynésie, en 1891, on découvre un peintre souffreteux, maudit, sans le sou, qui veut partir pour Tahiti y retrouver l’inspiration. Il y prend une « épouse » autochtone, Tehura, plus jeune que lui, et vit modestement (voir pauvrement) parmi les Tahitiens.

Ce que le film ne mentionne pas, regrette Léo Pajon, c’est que cette « femme » (qui s’appelle en réalité Tehamana) avait 13 ans. L’actrice qui interprète Tehura, Tuheï Adams, est plus âgée. Paul Gauguin (1848-1903) a eu d’autres partenaires au cours de ses deux voyages en Polynésie et, même si l’on comprend que plusieurs histoires aient été résumées en une pour des raisons de longueur du scénario, elles étaient toutes plus ou moins du même âge.

« L’artiste, présenté comme un marginal, se comporte comme les colons français de l’île »

« L’artiste, présenté comme un marginal qui ne veut rien avoir à faire avec les colons français de l’île, se comporte en fait en tout point comme eux en ce qui concerne ses relations amoureuses et sexuelles, regrette notre confrère. Que l’on puisse, en 2017, en France, se passer d’une réflexion sur le comportement révoltant des colons en dit long sur notre incapacité à se défaire de schémas mentaux profondément ancrés. »

La reproduction du mythe Gauguin

Pour Jean-François Staszak, professeur de géographie à l’université de Genève et spécialiste de l’imaginaire exotique, qui a travaillé sur la peinture de Gauguin, ce film se situe en fait dans « la reproduction du mythe Gauguin », qu’il a contribué à forger dans son récit de voyage, Noa Noa (1901) : celui de l’artiste incompris, parti à Tahiti pour vivre en « sauvage parmi les sauvages », isolé des zones où vivaient les Européens sur l’île.

« On ne peut pas faire un film aujourd’hui sur Gauguin sans le resituer dans le contexte colonial », fait d’emblée remarquer le géographe. Certes, le texte de sa plume Noa Noa raconte le dégoût de Gauguin pour l’administration coloniale et ses désillusions après son premier voyage à Tahiti, où il n’a pas trouvé le paradis primitif qu’il espérait. Et le film en rend plutôt bien compte, car on est loin du Tahiti solaire et préservé des cartes postales. « Mais il s’est lui-même comporté comme un colon, tranche M. Staszak. Au cours de son second séjour, il a tenu un journal, il était proche des partis locaux, il a cherché à posséder une plantation et à devenir juge de paix, même s’il n’y est pas parvenu. Il voulait devenir un notable, et en cela il ne remettait pas en cause l’administration coloniale. »

Gauguin a copié l’art des Polynésiens

S’ajoutent à cela plusieurs éléments « franchement choquants » dans le film, selon le spécialiste. Par exemple, le jeune voisin tahitien du peintre qui finit par gagner de l’argent en vendant des statuettes inspirées de celles de Gauguin. « Le jeune tahitien est traité comme un copiste… mais c’est Gauguin qui a copié l’art des Polynésiens. De leur point de vue sans doute, cela serait vu comme une contre-vérité très offensante. »

Des femmes « qui ne font rien »

Même en imaginant que l’on n’ait pas voulu rentrer dans les détails des ambitions de Gauguin lors du second séjour, l’histoire « d’amour » avec Tehura pose de nombreux problèmes. Le film ne mentionne pas son âge, ni le fait que le peintre est atteint de syphilis, une maladie qu’il a donc transmis à ses quelques partenaires. « Il n’était sans doute pas pire que les autres, mais on ne peut pas faire comme si cela n’existait pas », fait remarquer Jean-François Staszak.

On objecte le fait que, dans le film, Gauguin se comporte quand même très mal avec la jeune fille, qu’il finit par enfermer parce qu’il est jaloux d’un Tahitien plus jeune que lui. « Peut-être, mais on nous présente ça comme de la jalousie, parce qu’elle le trompe. On en ferait presque une victime, s’amuse le professeur. Par ailleurs, je ne comprends pas d’où sort cet amour fou. Dans les lettres envoyées à ses amis restés en Europe, il se vante d’avoir plusieurs partenaires, de les rétribuer avec peu de chose, dans des relations qui relèvent souvent plutôt de la prostitution. Il parle de sexe, pas de sentiment. »

Les Tahitiennes « ne parlent pas. Elles ne font rien. Elles rêvent »

Le film semble donc être tombé dans le piège de l’imaginaire du peintre lui-même, qui espérait trouver à Tahiti une société idéale, préservée, exotique. Les femmes du film, offertes au regard du spectateur, sont en effet dans la même position qu’à l’époque, lorsque Paul Gauguin les peint et les donne à voir au public européen. « Elles ne parlent pas. Elles ne font rien. Elles rêvent. Elles sont offertes à notre regard, et on ne sait pas ce qu’elles pensent », déplore M. Staszak, pour qui il est regrettable de faire aujourd’hui un film sur Tahiti sans y faire parler les Tahitiens.

Lesquels ont d’ailleurs un rapport ambivalent avec le peintre qui a tant célébré la beauté de leur île. Il y est devenu un argument touristique présent dans la toponymie de l’île, puisqu’un lycée de Papeete, par exemple, porte son nom, et qu’un Musée Gauguin a ouvert en 1985. Mais à l’occasion du centenaire de la mort du peintre, en 2003, un colloque organisé à l’université de Polynésie française avait été l’occasion d’un vif débat. Selon un compte rendu publié à l’époque dans Le Nouvel Observateur, un anthropologue présent lançait : « Si en Occident tu es un superhéros du symbolisme et du primitivisme, dans la mémoire polynésienne, tu n’as enfanté que des anecdotes douteuses et imprécises. »