Juliette Binoche dans le film français de Claire Denis, « Un beau soleil intérieur ». | CAPTURE D'ECRAN BANDE ANNONCE

L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

« L’amoureux ne cesse de courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même. Son discours n’existe jamais que par bouffées de langage, qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires. » En feuilletant les Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes, on tombe sur ces mots qui disent, précisément, la jubilation que procure le nouveau film de Claire Denis.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : Un astre triste, entouré d’une constellation d’acteurs

Avec l’écrivaine Christine Angot, la réalisatrice de Trouble Every Day était partie pour adapter l’essai de Roland Barthes. Au gré d’aléas ­divers, de questions de droits d’auteur notamment, le projet a évolué pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, le portrait d’une ­artiste quinquagénaire, divorcée, prise dans un flux de rencontres amoureuses qui virent immanquablement au fiasco.

Regard magnétique et sensuel

Mais, par la manière qu’il a de creuser ce que le philosophe et ­sémiologue appelait « le travail amoureux », de s’attarder sur ces phrases qui « restent suspendues », qui « disent l’affect, puis s’arrêtent », d’explorer aussi bien l’éloquence de certains gestes, de magnifier la grâce d’un personnage entièrement agi par son ­désir, Un beau ­soleil intérieur reste fidèle au texte qui l’a inspiré. Il confirme ainsi l’audace de Claire Denis, cinéaste dont le regard magnétique et sensuel peut s’accommoder de tous les genres, et lui vaut d’être célébrée aux Etats-Unis (notamment par Gus Van Sant et Barry Jenkins).

Alors qu’elle a commencé le tournage de son prochain film, un récit de science-fiction avec Robert Pattinson, son œuvre est visible à la Cinémathèque française, qui lui consacre une rétrospective du 25 septembre au 20 octobre.

Si l’on est si ému par le film, c’est que cette approche de l’état amoureux, relativement inédite au ­cinéma, touche juste. A la faveur de l’alchimie créée par Claire ­Denis entre le travail d’écriture, ­celui de la lumière et celui des ­acteurs, elle exprime, comme seules le font les grandes œuvres d’art, une vérité saisissante. Il faut rendre hommage à Juliette ­Binoche qu’on n’a jamais vue si ­légère, si simple, ­vulnérable, disponible. Baigné dans la lumière ­céleste d’Agnès ­Godard, son visage est comme un palimpseste où se chassent les ­affects, reflets d’un ciel changeant sur un beau paysage.

Lire le portrait (au Festival de Cannes) : Juliette Binoche n’est pas celle que vous croyez

Souterrainement joyeux

Rendons grâce aussi à ceux qui lui donnent la réplique. En jouant chacun sa partition, à la fois outrancière et plus vraie que nature, ils lui offrent le plus beau terrain de jeu dont une actrice puisse rêver.

Avec Xavier Beauvois en banquier hédoniste et cynique, ­Philippe Katerine en grand ­bourgeois excentrique, Nicolas ­Duvauchelle en acteur de théâtre alcoolique, Laurent Grévill en ­ex-mari tentant une reconquête, Bruno Podalydès en galeriste anesthésié par son ethos bourgeois, ­Josiane Balasko en galeriste dévorée par sa volonté de puissance, Paul Blain en homme du peuple tendre et fataliste, Alex Descas en conservateur de musée plein de mystère, Gérard Depardieu en ­diseur de bonne aventure…

« Un beau soleil intérieur » pourrait être un film triste s’il ne rayonnait d’une vitalité si puissante

Isabelle pleure. Elle se prend des claques, voit ses élans brisés à répétition. « Ça ne marchera plus jamais », dit-elle à une de ses amies. Un beau soleil intérieur pourrait être un film triste s’il ne rayonnait d’une vitalité si puissante.

Dès lors que l’on considère les échecs du personnage comme ceux d’une femme qui ne veut rien céder sur son désir, et sa tristesse comme le symptôme d’une lucidité active, on pourrait même dire qu’il est souterrainement joyeux. Jolie, sexy, intelligente, drôle, reconnue dans son travail, Isabelle est forcée d’admettre qu’à 50 ans et des poussières, en vivant correctement, mais dans une précarité relative, l’ordre des choses lui est de plus en plus hostile.

Lire l’entretien avec Juliette Binoche (Le Monde Festival) : « Mon rêve, c’est de donner »

Dialogues exquis

Alors qu’elle menace de mettre un terme à leur relation s’il ne lui témoigne pas plus de considération, le banquier Beauvois lui répond, dans un sourire carnassier, sarcastique à souhait : « Mais qu’est-ce que c’est ça ? La dictature du prolétariat ? ! » La polysémie perverse de cette saillie qui réinscrit sur le mode de la blague les rapports des amants dans la structure globale des rapports de sexe et de classe aurait de quoi faire chanceler.

Et Isabelle chancelle. Mais elle fait son match, remonte en selle chaque fois qu’on la met à terre, s’interroge sur « les vertus de l’échec », pour reprendre le titre, cruellement ironique, du livre qui traîne sur sa table basse, cède à la révolte quand l’assurance confite des petits potentats de l’art contemporain qu’elle fréquente lui monte un peu trop fort au nez.

De cette réalité qui souligne l’inégalité entre les hommes et les femmes face à l’âge, au pouvoir, à l’argent, Angot et Denis tirent des situations cocasses, pleines d’autodérision, ciselées par des dialogues exquis qu’on sent – et on peut faire confiance à l’auteur de L’Inceste pour cela – sculptés dans la chair du réel.

Des larmes qui jaillissent sur le visage de Binoche aux sourires ­alternativement incrédule, enfantin, ironique qui viennent aussitôt les balayer, le film glisse, comme il glisse d’un amant à l’autre, d’un sentiment à l’autre. « And life is like a song », chante Etta James sur la piste d’une boîte de nuit de ­province, où Isabelle tombe dans les bras d’un ­inconnu. La vie est une chanson. C’est la beauté du personnage que de le savoir. Sa ­victoire.

Un beau soleil intérieur de Claire Denis
Durée : 01:50

Film français de Claire Denis. Avec Juliette Binoche, Xavier Beauvois, Philippe Katerine (1 h 34). Sur le Web : www.advitamdistribution.com/films/un-beau-soleil-interieur