LES CHOIX DE LA MATINALE

Jonathan Safran Foer, Catherine Millet, les mémoires d’un ambassadeur soviétique et la chute de l’Empire romain : cette semaine, « Le Monde des livres » marie littérature et histoire.

ROMAN. « Me voici », de Jonathan Safran Foer

« L’amour est une maladie que seul le mariage peut guérir. » Même s’ils ne l’expriment pas ainsi, Jacob et Julia Bloch s’accordent sur cette vieille plaisanterie d’Ambrose Bierce. Après seize ans de vie conjugale, ils ont « désappris à se connaître ». Et c’est autour de ce paradoxe – « Comment tant de présence avait-elle pu aboutir à une disparition ? » – que gravite Me voici, le troisième roman de Jonathan Safran Foer après Tout est illuminé et Extrêmement fort et incroyablement près (L’Olivier, 2003 et 2006).

Avec leurs trois garçons, les Bloch formaient une famille harmonieuse en apparence. Mais à la veille de sa bar-mitsva, Sam, l’aîné des fils, est renvoyé du collège pour injures racistes. Quant à Julia, elle trouve des messages pornos sur le téléphone portable de Jacob. Bref, dès l’ouverture de ces 700 pages, le lecteur comprend que le processus de délitement est enclenché, que tout va exploser « sans qu’on sache précisément ni quand ni comment ».

L’art de Foer est celui de l’accumulation. De la décomposition du couple aux questions philosophiques du petit Benji en passant par les exégèses talmudiques, un portrait de l’écrivain et neurologue Oliver Sacks, des clins d’œil à un monde virtuel (appelé Other-Life) et même une dystopie géopolitique sur l’anéantissement d’Israël, cet ambitieux millefeuille donne l’impression étourdissante de tout brasser. De tout contenir.

Plein comme un œuf avec, comme un liant entre toutes ces strates, un humour corrosif, des dialogues qui font mouche et un sens aigu de l’empathie, Me voici est en somme le grand roman, drôle et lucide, de la maturité. Florence Noiville

L’OLIVIER

« Me voici » (Here I Am), de Jonathan Safran Foer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, L’Olivier, 752 pages, 24,50 €.

JOURNAL. « Journal 1932-1943. Les révélations inédites de l’ambassadeur russe à Londres », d’Ivan Maïski

Le journal d’Ivan Maïski, qui fut ambassadeur soviétique à Londres de 1933 à 1942, relate un drame en trois actes. Le premier, jusqu’en 1939, concerne l’agressivité croissante de l’Allemagne et les efforts qu’il fait pour former contre elle un front uni, échouant en raison des atermoiements de la France et du Royaume-Uni. Il est bien placé pour décrire leurs pitoyables tentatives d’apaisement qui culminent avec la conférence de Munich en 1938, laquelle fait l’objet de pages haletantes. On y découvre des éléments inédits sur la duplicité du Quai d’Orsay à cette occasion.

Vient le temps difficile du Pacte germano-soviétique, jusqu’en 1941, qui le prend de court et contredit tous ses efforts précédents. Tout en essayant de ne pas déplaire à Moscou, il maintient d’intenses relations avec les principaux décideurs britanniques, au premier plan desquels Anthony Eden et Winston Churchill, mais aussi avec des figures intellectuelles comme l’économiste John Keynes.

Avec l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, en juin 1941, à laquelle Maïski a longtemps refusé de croire, les choses sont clarifiées et il peut œuvrer à la « grande alliance », non sans amertume devant l’attitude britannique, qu’il juge plus attachée à la défense de l’empire qu’à l’aide à apporter aux Russes.

Tout ceci est relaté au jour le jour d’une plume alerte et libre, par un homme d’Etat très conscient du rôle majeur qu’il peut tenir dans l’histoire, et qui n’a jamais dévié de sa conviction faisant de l’Allemagne nazie la plus grande menace pour la paix. Tous ses contemporains n’eurent pas cette lucidité. André Loez

LES BELLES LETTRES

« Journal 1932-1943. Les révélations inédites de l’ambassadeur russe à Londres » (The Maisky Diaries. Red Ambassador to the Court of St James’s, 1932-1943), d’Ivan Maïski, édité par Gabriel Gorodetsky, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Les Belles Lettres, 752 pages, 29 €.

ESSAI. « Aimer Lawrence », de Catherine Millet

Par goût de la contradiction, pour maltraiter un peu les évidences, Catherine Millet aurait aimé que l’œuvre de D. H. Lawrence (1885-1930) continue de n’être « pas [s]on genre », ainsi qu’elle lui était apparue initialement. Mais l’écrivaine, qui n’avait pas lu L’Amant de Lady Chatterley (1928) avant de se lancer dans La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, 2001), n’a pu que succomber à cet homme dont les livres constituent « l’un des plus vastes inventaires des figures féminines et l’un des plus scrupuleux observatoires des comportements féminins de l’histoire de la littérature ».

Pour écrire Aimer Lawrence, la fondatrice d’Artpress a passé plus de deux années plongée dans ses romans, recueils de poésie, essais, nouvelles, correspondances, explorant son goût des « vastes espaces », sa vision de la sexualité mais, surtout, l’« acuité extraordinaire » avec laquelle il décrit « les difficultés des femmes à la recherche d’une place nouvelle ».

Il y a une liberté merveilleuse dans ce livre à la croisée de la critique littéraire et du texte autobiographique – ou plutôt qui s’appuie avec finesse sur l’autobiographie de son auteure pour montrer la force de l’œuvre qu’elle évoque. Chez Lawrence, note-t-elle, les hommes disent aux femmes, comme Cipriano à Kate dans Le Serpent à plumes (1926) : « Tu feras comme tu voudras » – et c’est aussi grisant qu’effrayant. Tout se passe comme si, pour cet essai lumineux, si personnel, le fantôme de l’écrivain avait chuchoté cette phrase à l’oreille de Catherine Millet. Raphaëlle Leyris

FLAMMARION

« Aimer Lawrence », de Catherine Millet, Flammarion, 304 pages, 21 €.

ESSAI. « Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’empire », de Peter Heather

Si la méditation sur les causes de la ruine de Rome est devenue un genre en soi, cet ouvrage de Peter Heather, professeur d’histoire médiévale au King’s College, à Londres, lui a imprimé, quand il est paru, en 2006, un tournant. Il paraît impossible à l’auteur d’attribuer un tel désastre à des causes internes et moins encore à un désarmement moral ou à la corruption.

Le choc, à ses yeux, tient à des facteurs « exogènes » et l’écroulement n’eut rien de fatal. L’empire tardif n’était pas si déliquescent au IVe siècle. L’empereur se trouvait au cœur d’un Etat qui rappelle les régimes totalitaires, persuadé d’incarner le meilleur des mondes possibles et ne montrant aucun signe d’affaissement idéologique ou d’une quelconque contestation de son modèle.

La cause du déséquilibre fatal, autrement appelé « invasions barbares », doit être recherchée, selon Peter Heather, dans la montée en puissance des Huns, culminant avec l’arrivée à leur tête de l’ambitieux et retors Attila (395-453). La pression de ce peuple aurait incité les habitant goths des « royaumes clients » limitrophes de l’Empire d’Occident à demander asile à Rome sur un mode pacifique puis guerrier, infligeant une défaite spectaculaire aux légions de l’empereur Valens, en 378, à Andrinople.

Avec finesse, l’historien montre à quel point ces « barbares » qui pénétraient dans l’Empire ne l’étaient que du point de vue romain. Les envahisseurs appartenaient en réalité à la civilisation latine, au point que les tribulations décrites dans son livre ressemblent plus à une guerre civile qu’à un conflit international. Le ton ironique et facétieux avec lequel l’auteur convoque et détaille les textes parfois lacunaires de la période agrémente la lecture de cette ample fresque. Nicolas Weill

ALMA

« Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’empire » (The Fall of the Roman Empire. A New History), de Peter Heather, traduit de l’anglais par Jacques Dalarun, Alma, « Histoire », 634 pages, 28 €.