« Zigni »… Le mot est magique pour Hassan et Boklyn. A la seule évocation de ce plat, écrit à la craie blanche sur le tableau du restaurant, tout un pan de l’enfance des deux Erythréens ressurgit. Et les images se bousculent plus encore lorsque l’assiette arrive sur la table devant les deux réfugiés membres des Soudan Célestins Music, le groupe que Le Monde suit dans le cadre de la série des « Nouveaux arrivants ». Une galette moelleuse, du riz cuisiné et des morceaux de bœuf parfumés d’un mélange de curry et de cumin réveillent, pour Hassan et Boklyn, tout un tas de souvenirs.

Samedi 23 septembre, au 47, rue Pajol à Paris, le Saint-Jean, l’un des rares restaurants érythréens de France, réjouit les musiciens venus de Vichy pour interpréter des airs érythréens et soudanais, le soir, au festival Culture au quai. En franchissant le seuil, déjà, Hassan s’était retourné et avait lancé un « bienvenue ! » chaleureux aux Français qui l’accompagnaient, comme si fouler ce lieu, c’était un peu revenir dans son pays natal ; comme si ce petit restaurant du 18e arrondissement, avec ses plats à 8 euros, était une enclave africaine en terre française.

Saïd, qui attendait le client derrière son bar, est passé en salle pour donner l’accolade à Hassan. Ceux qui sont nés en Erythrée et ont choisi la France se reconnaissent dans les rues de Paris. « Nous avons ouvert le Saint-Jean au mois d’août. Nous sommes quatre patrons érythréens qui avons réuni nos moyens pour reprendre la gestion de ce lieu », raconte le jeune homme, dont la cicatrice sur le front dit les aléas de sa vie passée. Car eux aussi sont réfugiés. Saïd, arrivé en France en 2015, a connu la rudesse des premières semaines à Paris, sans toit ni droits.

« Tu vois le chemin parcouru »

« Evidemment, quand je regarde l’esplanade aménagée aujourd’hui [de l’autre côté de la rue Pajol], je revois ce moment où les tentes, les matelas et les cartons accueillaient côte à côte Afghans, Soudanais et Erythréens, les voisins qui nous apportaient à manger ou des couvertures qui ont adouci nos nuits », rappelle Boklyn, qui, arrivé juste un an après Saïd, a dormi là lui aussi. La plupart des réfugiés arrivés en France en 2015-2016 et même en 2017 sont passés à un moment ou à un autre par le campement de la rue Pajol. Boklyn se souvient : « J’y ai passé deux semaines l’été 2016, avant mes deux mois Porte de La Chapelle. Ce n’était pas simple de dormir à la rue, de se laver à la bouche d’égout ouverte, de vivre les uns sur les autres, là, à la vue de tous les Parisiens », confie-t-il.

En dépit de la douleur de ce moment d’indignité, Boklyn est content de revenir là, de fouler de nouveau ce pavé hier hostile et d’exorciser ce passé. « Tu vois le chemin parcouru ! J’étais un migrant ici, puis je suis devenu un réfugié, avec des papiers de dix ans, et aujourd’hui je progresse en français pour peut-être, demain, devenir français », fait-il dans un éclat de rire d’où s’échappe encore un trait de gravité. C’est comme ça que Boklyn se donne le courage de continuer d’avancer, encore et encore, pour franchir les nouveaux obstacles qui sans cesse se mettent sur sa route.

A la table du restaurant érythréen Le Saint-Jean, dans le 18e arrondissement de Paris, Boklyn, Issam et Abdo Rsol, qui ne résiste pas à faire un selfie avec les plats érythréens et soudanais qui viennent d’être servis. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

Aujourd’hui, il piétine un peu. Il rêve de conduire à nouveau ces engins de chantier, bulldozer et pelles de terrassement, qu’il aime tant : c’est son métier de base, exercé longtemps en Erythrée, mais il ne trouve pas encore d’emploi malgré son statut de réfugié et tous ses papiers en règle : « La langue, la langue… Je sais que je dois encore progresser avant de pouvoir travailler. »

Madeleine de Proust

Magie du lieu oblige, chacun se sent un peu chez lui au Saint-Jean. Car s’il est tenu par des Erythréens, c’est toute l’Afrique qui s’y retrouve. Il n’y a pas que le zigni. Un plat de riz yéménite et des saveurs soudanaises taquinent rapidement les narines de tous les Africains qui posent un pied ici. Chacun y a sa petite madeleine de Proust.

Ahmed, Soudanais jusqu’au bout des ongles, jette un œil gourmand à l’ardoise du jour. Immédiatement, ses yeux s’allument et il opte pour un plat de foul. « On en mange en Erythrée, en Ethiopie ou en Egypte, mais c’est quand même un plat soudanais », observe-t-il en attendant avec impatience cette petite merveille qu’il adore. A peine servi, Ahmed se saisit d’un morceau de pain qu’il sauce dans ce mélange tiède où les fèves écrasées sont accompagnées de jus de citron, d’oignons, d’œufs durs et d’une bonne dose d’huile de sésame, la préférée des Soudanais. « Ma mère le faisait différemment, remarque le jeune homme, mais je suis tellement heureux de retrouver cette saveur ! »

Autour de la table, ce samedi midi, les mots se font tout à coup rares. Chacun est à son assiette et aux bribes de sa vie d’avant qui remontent, sans violence, convoquées par les parfums. Ahmed : « Lorsque je vivais avec ma famille, je ne cuisinais pas mais j’aidais dans les petites taches quotidiennes comme aller acheter des légumes ou faire la vaisselle. Puis j’ai appris à cuisiner par la force des choses, sur la route. Surtout en Libye, où je suis resté longtemps, et maintenant en France. » Le lendemain, le jeune homme retournera à La Chapelle pour acheter du foul et des épices soudanaises. « Des vraies, des fortes », sourit-il en rêvant déjà des plats qu’il préparera dans sa résidence pour réfugiés à Vichy.

Saïd, l’un des quatre patrons érythréens du restaurant Le Saint-Jean. Arrivé en 2015, il a obtenu son statut de réfugié. Il prépare le café comme là-bas, avec cardamome, cannelle et gingembre. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

Pour lui comme pour ses amis, le lien avec le pays passe par les plats de l’enfance. Une façon de se réapproprier des vies volées. Ce samedi, un autre moment de grâce s’invite dans leur quotidien compliqué lorsque Saïd apporte un plateau de verres de café brûlant : effluves de cardamome, de cannelle et de gingembre mêlés aux grains de café érythréen doucement torréfié. En silence, chacun savoure. Autour d’eux, assis au bar ou dans les fauteuils, d’autres représentants de cette nouvelle diaspora sirotent aussi leur café, fiers de partager leur culture d’origine avec leur pays d’accueil.