Rassemblement en hommage aux victimes de la fusillade du « strip », à Las Vegas (Nevada), le 2 octobre. / DREW ANGERER / AFP

Un seul bouquet, deux ballons rouges. Sur le « strip », le boulevard des casinos à Las Vegas (Nevada), on cherche en vain un lieu dédié à la mémoire des victimes de la tuerie la plus meurtrière de l’histoire américaine. « Las Vegas n’est pas le genre d’endroit à monter un mémorial, tranche Damian Kid Einbinder, 27 ans. C’est un lieu où faire de l’argent. » Le jeune homme a survécu au massacre la veille, dimanche soir 1er octobre. Il se demande encore comment. « J’ai vu la terreur dans le regard des gens. Je me suis dit que tant qu’à me faire tirer dessus, je ferais mieux de courir plutôt que de mourir derrière ce stupide ventilateur à air conditionné. »

La colère transparaît dans sa voix. Contre les intérêts financiers, les forces de l’ordre qui ont mis une heure et douze minutes à neutraliser le tueur – qui s’était en fait déjà suicidé. Et même contre les partisans du contrôle des armes à feu. « C’est trop tard. On ne peut plus rien empêcher. Il y a au moins cinq armes à feu par Américain. Et encore, ce ne sont que les légales ! »

Le « strip » est fermé à proximité du Mandalay, l’hôtel-casino où s’était posté le tueur, au 32e étage, et d’où il a arrosé les spectateurs du festival de country Route 91. A l’intersection de Tropicana Avenue, les touristes qui sortent de l’hôtel New York-New York défilent sur le pont qui permet aux piétons de traverser. D’habitude, c’est le lieu des selfies sur fond de réplique de la Statue de la Liberté. Moins de 24 heures après l’hécatombe, les passants, interdits, viennent photographier les deux trous qui percent la silhouette dorée du Mandalay.

« Ce qui est en jeu, ce sont des milliards de dollars »

Ce sont les deux fenêtres que Stephen Paddock, 64 ans, a cassées dans la suite qu’il louait depuis trois jours. De là, il a réussi à déverser un déluge de balles sur la foule rassemblée à 400 m de là ; le massacre a fait 59 morts et 527 blessés. Même à près d’un kilomètre de distance, les deux trous sont là, omniprésents, on ne voit que cela.

Damian Kid Einbinder l’avoue. « Cela fait des heures que je regarde ces trous. » Il avait été recruté comme barman par les organisateurs du festival. Le dernier concert commençait. Dans sa mémoire, il refait les comptes, repasse le tempo. Les premiers « poc poc poc » que tout le monde a pris pour des pétards. Et les rafales de fusil-mitrailleur qui ont suivi.

De son point de vue, ça ne tombe pas juste. Un homme seul ne peut pas avoir tiré « plus de 500 balles sans s’arrêter ». Le barman est sûr d’avoir entendu une acoustique différente, comme si des tirs venaient de l’est, et non du Mandalay. L’angle de tir l’intrigue. « Même si je vis 100 ans, je dirai encore qu’il y avait un autre tireur », proclame-t-il.

L’enquête n’a pour l’instant rien prouvé de tel. Stephen Paddock a peut-être changé de fenêtre. Mais Damian-le-rescapé pense que les propriétaires de casinos, les MGM, les Wynn, étouffent la vérité pour ne pas effrayer les touristes : « Ce qui est en jeu, ce sont des milliards de dollars. »

« Ça a juste arrosé, il y avait des corps partout »

Cindy Tech et sa fille Christy, originaires du Michigan, étaient elles aussi au concert. « Avec un passe de VIP », précise Cindy qui le porte encore au poignet. Elles sont venues revoir les lieux, en se demandant si « ça leur était vraiment arrivé ». Elles étaient dans les premiers rangs, tout près de l’endroit où la scène s’avance dans la foule.

Cindy photographiait Jason Aldean. Elle qui a deux fils dans les Marines, et qui a suivi une formation aux armes, a tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas de pétards, alors que le chanteur, dit-elle, ne s’est inquiété qu’à la fin de la première rafale. « Ça a juste arrosé, raconte-t-elle. Quarante-soixante balles à la fois. J’ai compté huit rounds. Je me demandais combien il en avait en magasin. » Les deux femmes s’étaient blotties sous la scène. « Quand on s’est levées, il y avait des corps partout. »

La mère et la fille essaient de reconstituer leur évacuation, incapables de se remémorer le trajet dans le chaos qui a suivi. Personne ne comprenait que le tireur n’était pas à la hauteur de ses cibles, mais qu’il les visait de loin et surtout en surplomb. Les gens couraient en désordre, cherchant les sorties. « On était comme des canards, dit Cindy. Devant un chasseur. »

La tuerie de Las Vegas est une « tragédie, pense-t-elle. Pour nous, mais aussi pour tous les Américains, même s’ils étaient dans leur lit ». Changera-t-elle quelque chose ? « C’est sûr », s’exclame la maman. Un renforcement du contrôle des armes à feu ? « Ah non, corrige-t-elle. Ce que ça va changer, c’est que ça sera comme dans les avions. On sera fouillé quand on arrive dans les hôtels. »