L’avocat d’Abdelkader Merah, Eric Dupond-Moretti, le 2 octobre au Palais de justice de Paris. / MARTIN BUREAU / AFP

Depuis lundi 2 octobre se déroule, dans la salle Voltaire du Palais de justice de Paris, le procès Merah, sans Mohamed Merah ; où l’accusé principal, son grand frère Abdelkader, a été renvoyé pour complicité d’assassinats sur la base d’un faisceau d’indices, mais sans preuve irréfutable ; et où, depuis mercredi, témoignent des hommes sans nom et sans visage. Voilà qui commence à faire un peu trop d’absences pour rendre la justice dans de bonnes conditions.

Des 55 témoins qui viendront comparaître tout au long du mois d’octobre, dix sont des numéros. Mardi soir, Eric Voulleminot, sous-directeur chargé de la lutte contre le terrorisme à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) à l’époque des tueries perpétrées par Mohamed Merah en 2012, avait renoncé à l’anonymat, et au « n° 46 » qui lui avait été attribué, pour venir à la barre témoigner à visage découvert.

Lui ont succédé, mercredi, « n° 30 » et « n° 35 », qui n’étaient, eux, présents dans la salle d’audience que par l’intermédiaire d’un écran où ils apparaissaient cachés derrière un store, dans la pénombre. C’est avec la voix transformée que ces deux fonctionnaires de la PJ de Toulouse ont effectué leur déposition, décrivant de manière très méthodique, et parfois très identique, le déroulé des attentats ayant fait sept morts à Toulouse et Montauban en mars 2012. La veille, « n° 46 » avait déroulé, peu ou prou, le même récit, si souvent entendu, du parcours sanglant de Mohamed Merah.

Le retour de la thèse du « loup solitaire »

Mais les conclusions de « n° 46 », « n° 30 » et « n° 35 » ne sont pas les mêmes. Le dernier diffère du premier car il « réfute totalement » la thèse du « loup solitaire », thèse permettant de minimiser d’éventuelles failles des services de renseignement à l’époque, et thèse avancée mardi soir par Eric Voulleminot. Celui-ci avait catastrophé l’accusation, et fait le bonheur de la défense, en affirmant que Mohamed Merah avait « choisi seul ses cibles, fait seul ses repérages, et commis seul ses crimes ».

« Vous vous rendez compte que votre témoignage peut conduire à un probable acquittement des accusés ? », lui avait demandé Me Jean Tamalet, avocat d’une partie civile. Ceux de la défense buvaient du petit-lait : un policier allait dans le sens qui dédouanait (relativement) leurs clients, en leur ôtant (plus ou moins) le rôle de complice qui risque de les envoyer en prison.

Mercredi, « n° 35 » affirme au contraire que Mohamed Merah n’était pas un loup solitaire : « Oui, il était seul quand il a appuyé sur l’arme, mais l’enquête a déterminé qu’il y avait des complicités. Et il y a deux personnes renvoyées dans le box. » C’est d’ailleurs pour ça, dit-il, que ce policier a réclamé l’anonymisation : « Toulouse est un bastion de forte radicalisation islamiste. Travaillant sur place, ayant ma femme et mes enfants sur place, je me refuse à apparaître visage découvert devant des mis en cause qui ont encore de la famille et des connaissances à Toulouse. »

« Une pantalonnade »

Eric Dupond-Moretti, avocat d’Abdelkader Merah, quitte alors son banc, s’approche du micro et s’adresse à « n° 35 » : « C’est du cinéma, ce que vous venez de dire. » Léger frémissement dans la salle. « Vous avez demandé votre anonymisation au dernier moment, mais on connaît votre nom, il apparaît dans un grand quotidien du Sud-Ouest. » Me Dupond-Moretti se saisit alors d’une tablette tactile et montre à la cour la page du quotidien La Dépêche dans laquelle, il y a sept mois, ce même policier donnait une interview titrée « Cinq ans après, je n’ai rien oublié », et ornée d’un beau portrait : « Voilà votre visage. Alors vous vous moquez du monde. »

« Il a donné une soixantaine d’interviews, poursuit Me Dupond-Moretti, au sujet de cet officier de la PJ souvent médiatisé du fait de ses fonctions syndicales. Alors quand vous dites que vous avez peur, je ne sais pas si vous dites la vérité. Si vous participez à des débats médiatiques, il faut que vous veniez devant la justice. C’est dans les tribunaux que la justice se fait. Voilà, monsieur le “n° 35”, ce que je voulais vous dire. »

Le président de la cour, Franck Zientara, tombe des nues, s’agace, et regrette d’avoir accordé l’anonymisation à « n° 35 » : « Si j’avais connu l’existence de cette interview, il est clair que j’aurais pris une autre décision. » A la sortie de l’audience, Olivier Morice, avocat de la famille du soldat assassiné Mohamed Legouad, dénonce une « anonymisation scandaleuse », une « pantalonnade », un « manque de respect vis-à-vis des familles des victimes et des accusés ». Dorénavant, il s’opposera systématiquement aux anonymisations pour les policiers s’étant exprimés dans la presse. Bel exploit du policier « n° 35 » : pour la première fois du procès, alors qu’ils venaient de passer trois jours à se chicaner parfois violemment, Me Dupond-Moretti, Me Morice et le président de la cour sont d’accord sur un point.