Le « made in Africa » fait son grand retour parmi les priorités des décideurs en Afrique. Ainsi de l’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA), qui vise à transformer les économies du continent pour créer une croissance partagée, des emplois décents et des opportunités économiques pour tous. Pourtant il faudra bien davantage que des rêves ambitieux d’industrialisation pour que ce label et cet objectif prennent corps.

Les politiques et stratégies industrielles joueront certes un rôle essentiel, mais elles doivent être repensées profondément. D’abord parce que les efforts d’industrialisation après les indépendances n’ont remporté qu’un succès limité, mais aussi parce que les technologies de production ont subi une révolution, qui n’est pas seulement numérique. L’économie mondiale a radicalement changé, et l’Afrique aussi.

Alors comment l’Afrique s’industrialisera-t-elle au XXIe siècle ? Selon les Perspectives économiques en Afrique 2017 : entrepreneuriat et industrialisation, elle doit commencer par mettre en place des stratégies d’industrialisation dont l’objectif central est la création d’emplois productifs. Toutefois, le rapport signale aussi que ces stratégies industrielles ne peuvent réussir que si les entrepreneurs locaux y tiennent une place importante. Pourquoi ?

Poussée démographique

Premièrement, les entrepreneurs locaux sont au premier rang pour tirer profit des formidables opportunités qu’offrent des marchés nationaux et régionaux en plein essor. La consommation intérieure en Afrique représentait 60 % de la croissance en 2016. Et la population du continent, qui compte actuellement 1,2 milliard d’habitants, va doubler d’ici à 2050. Les dépenses de consommation devraient tripler pour atteindre 2 200 milliards de dollars en 2030. Les entrepreneurs locaux ont l’avantage de bien connaître ces marchés : en les dotant des moyens adéquats, on peut les aider à exploiter cet avantage et à améliorer leur productivité.

Deuxièmement, chaque année entre 2015 et 2030, 29 millions de jeunes Africains atteindront l’âge de travailler. Même si la production manufacturière progressait de 10 % par an, comme dans les pays asiatiques émergents, elle ne fournirait pas assez d’emplois pour tous les nouveaux entrants sur le marché du travail. Cette poussée démographique crée une demande qui dépasse largement l’offre potentielle d’emplois salariés dans les grandes entreprises. Etant donné que l’Afrique possède une base manufacturière initiale plus étroite que d’autres régions en développement, il faudra encore un certain temps avant que les entreprises traditionnelles du continent créent les nouveaux emplois nécessaires.

A l’évidence, l’investissement direct étranger a un rôle important à jouer, mais, à court et moyen termes, il ne saurait être la seule solution. Les entrepreneurs africains pourraient facilement créer nombre de ces nouveaux emplois si les obstacles financiers et logistiques pesant sur la croissance des petites entreprises étaient levés et l’innovation technologique mieux encouragée. Notons que les entreprises du secteur formel de moins de cinq ans et de moins de 20 salariés créent 22 % des nouveaux emplois formels, soit davantage que les entreprises plus grandes ou plus anciennes.

Troisièmement, la nouvelle révolution productive change la donne. Elle permet à des entreprises innovantes d’être concurrentielles sur des marchés où, auparavant, elles n’auraient même pas imaginé pénétrer. Et pour cause, l’Afrique a hérité de moins de systèmes susceptibles de ralentir l’adoption des technologies. De telles stratégies peuvent contribuer à éviter l’écueil de l’industrialisation « sale » qui coûte si cher à de nombreux pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Est asiatique.

Par ailleurs, de nouvelles technologies telles que la fabrication additive ou l’Internet industriel rendent l’entrepreneuriat plus abordable à petite échelle. Voyez l’exemple remarquable de l’entrepreneur togolais Afate Gnikou : il a conçu et fabriqué un prototype d’imprimante 3D à partir de déchets électroniques recyclés. Cette imprimante, vendue moins de 100 dollars (moins de 85 euros), a valu à son créateur de remporter un prix international d’innovation technologique.

La culture entrepreneuriale, bien vivante en Afrique – environ 80 % des Africains considèrent l’entrepreneuriat comme une bonne opportunité de carrière –, peut permettre au continent de sauter l’étape des technologies d’ancienne génération.

Des approches ciblées

La demande intérieure, la poussée démographique de la jeunesse et la nouvelle révolution productive induisent non seulement la nécessité de coordonner les politiques industrielles, mais confèrent aussi un rôle à l’entrepreneuriat africain. L’Afrique est la région où l’esprit d’entreprise est le plus fort : 22 % des Africains en âge de travailler créent de nouvelles entreprises, contre 13 % en Asie. En témoignent le succès rencontré par l’industrie cinématographique nigériane, la « Silicon Savannah » émergente au Kenya, le textile en Afrique du Sud ou encore les pôles métallurgiques au Ghana.

Pourtant, les politiques industrielles négligent souvent le potentiel de croissance de ces entrepreneurs. Parmi les 54 pays d’Afrique, 25 ont une stratégie de développement industriel, mais beaucoup ne prévoient ni de renforcer les synergies avec le reste de l’économie locale, ni de promouvoir les entrepreneurs locaux à fort potentiel de croissance, ni de cibler les secteurs à fort potentiel de création d’emplois. Cela doit absolument changer : il faut mieux comprendre les diverses formes que prend l’entrepreneuriat en Afrique, pour pouvoir mieux cibler les politiques de soutien.

Assurément, promouvoir l’entrepreneuriat nécessite d’apporter un appui coordonné aux entrepreneurs présentant le plus grand potentiel. Il faut lever les principaux obstacles auxquels ils se heurtent, par exemple en matière d’accès à l’électricité, à une main-d’œuvre qualifiée, au financement… Leurs entreprises pourront alors créer des emplois plus productifs pour les jeunes d’Afrique.

Ces entrepreneurs les plus performants présentent un profil particulier en termes de compétences cognitives, de capital social et financier et de stratégie opérationnelle. Des approches ciblées, telles que le mentorat faisant appel à des tuteurs expérimentés, la participation à des concours pour des bourses, l’encouragement des communautés entrepreneuriales ou l’amélioration de l’offre de services aux entreprises, peuvent les aider à se développer.

Ainsi, au Maroc, les auto-entrepreneurs bénéficient d’un accompagnement et d’incitations fiscales et financières. En Côte d’Ivoire, l’Etat encourage les start-up dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) par des baisses de charges, par l’investissement dans les infrastructures spécialisées et par la simplification des procédures juridiques.

Mais au-delà de ces entrepreneurs « d’opportunité », qu’en est-il des entrepreneurs « par nécessité » ? Un tiers des entrepreneurs africains affirment avoir créé leur entreprise parce qu’ils ne trouvaient pas d’emploi correct : une sorte d’emploi indépendant subi. Des politiques ciblées pourraient accroître leurs chances de trouver un emploi salarié, par exemple en accompagnant la constitution de grappes d’entreprises ou en proposant des formations techniques ciblées à l’intention des travailleurs. Les politiques sociales et la promotion de l’entrepreneuriat devraient également être coordonnées et favoriser le passage de l’emploi salarié à un entrepreneuriat d’opportunité.

Les grandes entreprises doivent bien entendu être soutenues dans leur volonté de croître, d’innover et de créer davantage d’emplois salariés, mais la promesse du « made in Africa » ne sera tenue qu’en misant aussi sur les entrepreneurs d’Afrique opérant à plus petite échelle. In fine, les gouvernements doivent moduler leurs approches à la diversité de leurs profils et renforcer la cohérence entre politiques sociale, industrielle et entrepreneuriale.

Victor Harison est commissaire aux affaires économiques de la Commission de l’UA. Mario Pezzini est directeur du Centre de développement de l’OCDE et conseiller spécial auprès du secrétaire général de l’OCDE chargé du développement.