LETTRE DE BERLIN

Chaque 3 octobre, l’anniversaire de la réunification donne lieu au même constat : malgré le temps qui passe, deux Allemagne se font toujours face.

Cette année, une fois de plus, les journaux ont ainsi rappelé qu’à l’est de l’ancien rideau de fer, le chômage reste plus élevé qu’à l’ouest (7,1 % de la population active contre 5,1 %), que le revenu annuel moyen y demeure plus faible (18 465 euros par habitant contre 22 312 euros), que la population y vieillit davantage (dans l’ex-RDA, un tiers des habitants aura plus de 65 ans en 2030 ; à l’ouest, cette proportion ne sera atteinte qu’en 2060).

Enfin que certaines différences socioculturelles sont encore très marquées, et ce de la naissance jusqu’à la mort : ainsi, à l’Est, les enfants de moins de 3 ans continuent d’aller plus à la crèche que ceux de l’Ouest (52 % contre 28 %), tandis que les adultes y sont toujours plus nombreux à vouloir finir incinérés dans une urne confiée à leurs héritiers (22 % contre 6 %) qu’enterrés au cimetière (12 % contre 33 %).

Ces dernières années, la publication de ces écarts statistiques – toujours à peu près les mêmes – à l’occasion du « jour de l’unité allemande », avait fini par être accueillie avec une relative indifférence.

A force d’être rabâché, le constat de cette réunification inachevée était, pour ainsi dire, devenu un marronnier. La presse attirait l’attention sur le sujet pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures, les responsables politiques promettaient de tout faire pour résorber ces inégalités héritées de la guerre froide, et puis tout le monde passait à autre chose, avant de rejouer le même film un an plus tard.

Le « ressentiment » et la « colère »

Cette fois, il n’est pas sûr qu’il en soit ainsi. Car de nouveaux chiffres sont venus s’ajouter aux habituels indicateurs socio-économiques illustrant le fossé non comblé entre les « deux » Allemagne : ceux des élections législatives du 24 septembre, où le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) a obtenu 22,5 % des voix à l’Est, soit plus du double qu’à l’Ouest (11,1 %).

Or, à lire ce qui s’écrit outre-Rhin depuis ces élections, une chose est évidente pour tous les observateurs : jamais, depuis 1990, le « jour de l’unité allemande » n’a aussi mal porté son nom. Tous les journaux, de gauche comme de droite, l’ont écrit.

Le président de la République, Frank-Walter Steinmeier, l’a lui aussi déclaré, mardi 3 octobre, à Mayence (Rhénanie-Palatinat), à l’occasion du 27e anniversaire de la réunification. « Le grand mur qui séparait notre pays n’est plus. Mais, le 24 septembre, la chose est apparue clairement : d’autres murs sont apparus, moins visibles, sans fils de fer barbelés ni couloirs de la mort, mais des murs qui se dressent entre nous. »

Parmi ces nouveaux « murs », M. Steinmeier a cité ceux qui séparent « la ville et la campagne, le on line et le off line, les pauvres et les riches, les jeunes et les vieux », mais aussi ceux qui naissent du « ressentiment » et de la « colère ».

Il a évité, en revanche, de s’attarder sur les résultats des récentes élections pour évoquer la réapparition d’un mur à l’endroit où était l’ancien. D’autres – dirigeants politiques, éditorialistes – n’ont pas eu cette prudence, au risque de conforter certaines idées reçues sur les Allemands de l’Est et leur supposé manque de culture démocratique. Un sujet redevenu très sensible, depuis quelques jours, et que nul n’a mieux résumé qu’Antje Sirleschtov dans un article du Tagesspiegel intitulé : « Nous, “Ossis” [gens de l’Est], ne sommes pas tous néonazis ! »

« L’homme de l’Est »

Dans cet article publié mardi, la journaliste du quotidien berlinois s’agace de la façon dont a été essentialisé « l’homme de l’Est » dans les commentaires post-électoraux : « Le revoilà, le mur, écrit-elle. Dans les têtes ! A nouveau reconstruit pierre après pierre ! Le lundi après le vote, l’effroi : pourquoi les Ossis votent-ils toujours pour la même bouillie brune ? Ils n’ont donc encore rien compris, après vingt-sept ans ? Puis deux jours plus tard, on nous fait frissonner sur le thème : “la vérité sur l’homme de l’Est”, lequel, selon les nouvelles statistiques électorales, aurait un penchant particulier pour la xénophobie et la langue nazie. Car il est évidemment clair que tout ce qui est blond et jeune a forcément envie de chercher sa chance à l’Ouest. Et logique que les types frustrés se mettent à courir en hordes derrières Höcke & Co. [Björn Höcke, chef de l’AfD en Thuringe, représentant de l’aile radicale du parti d’extrême droite]… »

Antje Sirleschtov n’est pas la seule. Ces derniers jours, d’autres journalistes installés dans les « nouveaux Länder », autrement dit dans l’ex-RDA, ont exprimé le même malaise.

A l’instar d’Anne Hähning, Martin Machowecs et Valerie Schönian, trois jeunes rédacteurs du bureau de Leipzig de l’hebdomadaire Die Zeit, qui ont cosigné avec leur rédacteur en chef, Patrik Schwarz, un long article intitulé « Cet Est très proche », qui commence ainsi : « Depuis dimanche [24 septembre], la différence Est-Ouest a un nouveau symbole : la carte de l’Allemagne marquée d’une grosse tâche bleue [la couleur associée à l’AfD] sur son flanc droit. Elle montre ce que beaucoup, à l’Ouest, avaient déjà conjecturé : l’Est vote davantage pour l’AfD, et en Saxe, c’est même le parti majoritaire. Dès lors, les Allemands de l’Ouest pourraient être tentés de ne plus du tout contenir leur rage contre ces voisins si difficiles à intégrer. Reste que n’importe quel enfant le sait : les tâches bleues ne s’en vont pas si on frappe dessus encore plus fort. »

« Les plaies se sont rouvertes »

Au soir des élections législatives, les commentateurs étaient tentés de voir dans le résultat de celles-ci la conséquence d’une réunification inaboutie.

Quelques jours plus tard, on prend conscience que la lecture qui a été faite du scrutin peut elle-même contribuer à creuser encore davantage les divisions de part et d’autre de l’ancien mur. Ce que constate Antje Sirleschtov avec un mélange de colère et de dépit : « L’excitation hystérique provoquée par les chiffres élevés de l’AfD en Allemagne de l’Est a quelque chose de blessant. Parce qu’elle divise et ouvre le robinet du ressentiment : “Vous, là-bas, vous avez profité de nos milliards durement gagnés pour vous faire de belles et larges autoroutes, pendant que les routes, à l’Ouest, s’abîment. Et maintenant, vous faites venir la haine à l’intérieur de notre Parlement. (…) Non, vous ne remarquez pas ? Ces jours-ci, les plaies se sont rouvertes entre l’Est et l’Ouest. »