Nous restons peut-être trop collés à l’actualité dans notre approche de la question catalane telle qu’elle se pose aujourd’hui. Le bras de fer entre Madrid et Barcelone masque une problématique qui concerne tous ceux qui s’intéressent au développement et à l’évolution des villes et des territoires. Celle de leur autonomie croissante, à la fois réalité et désir.

Selon Parag Khana, auteur du livre Connectography, les connections comptent plus aujourd’hui que les frontières et la force la plus importante de notre époque, le moteur qui entraîne son évolution la plus significative, est la « dévolution » plus que la démocratisation.

Tendance mondiale à la dévolution

Qu’entend-il par « dévolution » ? En anglais, le terme désigne un transfert de pouvoir d’une entité supérieure vers une autre inférieure. En français, il désigne traditionnellement la transmission d’un bien ou d’un droit d’une personne à une autre. Mais la notion de dévolution politique du pouvoir est acceptée par certaines instances dont le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. Nous pouvons donc utiliser le terme français.

Amorcée à la fin de la première guerre mondiale par l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, nous rappelle Khana, la tendance a été amplifiée par la décolonisation, le démembrement de l’Union Soviétique et les revendications d’entités comme le Québec, l’Écosse, le Kurdistan ou la Catalogne ainsi que par l’apparition récente de nouveaux États comme le Soudan du Sud. Pour lui, « dévolution veut dire décentralisation du pouvoir ».

Convaincu que ces nouvelles entités ont compris leur intérêt à s’ouvrir sur le reste du monde, il voit dans tout cela une sorte de sens de l’histoire et conseille de suivre le mouvement. Il fait confiance aux principaux acteurs pour le comprendre et s’appuie sur les solutions trouvées par le Québec et l’Écosse en relation avec Ottawa et Londres pour nous annoncer un futur souriant.

Le cas de la Catalogne

Hélas, son raisonnement ne semble pas s’appliquer à la Catalogne. Pourquoi ? Pour deux raisons fondamentales :

- Les deux camps ont intérêt à camper sur des positions extrêmes. Mariano Rajoy, le premier ministre espagnol, gagne des voix dans le reste de l’Espagne chaque fois qu’il frappe (symboliquement en tout cas) sur les Catalans. De son côté, Carles Puigdemont, le président de la Generalitat catalane, fait monter la colère de ses concitoyens chaque fois que ceux-ci sont frappés (symboliquement et depuis dimanche à coup de matraques) par Madrid ou les forces policières qu’elle dirige. Les deux en profitent d’ailleurs pour faire oublier de graves affaires de corruption qui entachent leurs partis respectifs.

- L’ouverture de Barcelone et de la Catalogne au reste du monde, promise par les tenants de l’indépendance, semble particulièrement dure à atteindre. Depuis longtemps Paris et Madrid semblent d’accord pour ne pas faciliter les connections. Madrid, par exemple, en empêchant que le port, auquel Barcelone doit son histoire, soit facilement relié aux lignes de chemin de fer qui ne passent pourtant pas loin. Paris en ralentissant, par exemple, l’établissement sur le territoire français d’un vrai TGV permettant de relier Barcelone aux grands axes européens, dans l’espoir de mieux protéger Marseille, son éternelle rivale méditerrannéenne.

Et puis, il faut bien le dire, l’indépendance consiste d’abord à créer de nouvelles frontières. Barcelone a fait de nombreux efforts - ignorés par Madrid – mais, en se bloquant sur l’indépendance, elle rend impossible la solution raisonnable d’une autonomie accrue comme les Basques ont pu l’obtenir et comme “le Statut” un texte voté en 2006 par les deux parlements le rendait possible. Texte dont plusieurs articles essentiels ont été annulés, à la demande de Mariano Rajoy, par le Tribunal constitutionnel espagnol, car il affirmait que la Catalogne était une nation, ce qui est incompatible avec la Constitution espagnole adoptée en 1978.

Et Barcelone là-dedans ?

Mais pourquoi parler de cette question qui se veut nationale dans un espace consacré aux villes ? D’abord parce que Parag Khana estime que cette dévolution s’applique de plus en plus à ces dernières. N’oublions pas qu’un nombre croissant d’entre-elles sont bien plus peuplées que toutes les entités tentées par l’indépendance évoquées plus haut. Il y a maintenant plus de 40 agglomérations de plus de 10 millions d’habitants et certaines mégavilles de Chine seront bientôt plus peuplées que la France, la Grande Bretagne ou même l’Allemagne. Sans autonomie, elles n’auraient guère de chance de prospérer à un rythme convenable pour la communauté en cause.

Mais « autonomie » est-il un terme suffisant ? La définition du Larousse est claire : « capacité de quelqu’un à être autonome, à ne pas être dépendant d’autrui ; caractère de quelque chose qui fonctionne ou évolue indépendamment d’autre chose ».

Le mot et ce qu’il recouvre ne correspondent plus au monde d’aujourd’hui dans lequel l’essentiel dépend des flux sur lesquels une ville ou un territoire peuvent se brancher, des interactions qu’ils peuvent établir avec des entités de leur choix. Nous savons que l’interdépendance nous parle plus des temps présents que le vieux discours qui s’accroche à la notion d’indépendance mais nous n’avons pas de terme pour actualiser la notion d’autonomie comme il le faut.

La « connectaunomie » ?

N’ayons pas peur des néologismes. En nous inspirant de « connectographie », le terme proposé par Parag Khana pour désigner une nouvelle  « géographie fonctionnelle » reposant sur la connectivité et les flux, pourquoi ne pas utiliser « connectaunomie » ?

Il s’agit simplement de revendiquer des autonomies connectées permettant à des entités correspondant à d’authentiques bassins de vie de se définir moins à partir de frontières et d’identités jalouses que de capacités de choisir et d’établir les connections qui leur conviennent le mieux.

Un nouveau mot ne peut en aucun cas régler d’aussi profonds différents historiques. Peut-être peut-il, cependant, nous aider à dépasser ces problèmes insolubles parce que s’appuyant sur des identités refermées sur elles-mêmes. Apprenons à penser les territoires moins comme des boîtes circonscrites par des frontières, et plus comme des espaces drainant des flux dont il s’agit de tirer le meilleur parti.

Mais il y a sûrement d’autres avantages... et d’autres inconvénients.

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